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Nietzsche et la question de l’ivresse - Alain Juranville, Philosophe

Articles et conférences

Nous sommes réunis pour parler de l’ivresse. Serait-ce pour tenir des discours à l’éloge de l’ivresse, de l’usage du vin, de même que les interlocuteurs de Socrate dans le Banquet de Platon, eux-mêmes déjà passablement pris de boisson, devaient tenir des discours à l’éloge de l’Eros, de l’amour ? Mais, comme le dit le Cantique des Cantiques dès son premier verset, « l’amour vaut mieux que le vin », et on peut considérer que, dans l’amour, dans l’ivresse d’amour, l’amour seul mérite des éloges. Et pourtant il est sûr que Nietzsche (dont Franklin Rausky m’a demandé de parler ce soir) est bien connu pour sa glorification, son éloge de la vie en général et, suprêmement, de l’ivresse en tant qu’elle libère dans la vie ce qu’elle a de plus vivant, sa puissance créatrice. Dans l’ivresse de vie, c’est l’ivresse qui mériterait les éloges. Or pareille glorification de l’ivresse libératrice ne peut que rencontrer un écho considérable dans le monde d’aujourd’hui où chacun est appelé à s’accomplir, à s’affranchir de toutes les contraintes, extérieures comme intérieures, à déployer sa « créativité ». Mais, dans cette glorification de l’ivresse, n’y a-t-il pas illusion, et une illusion dangereuse ? C’est du moins la critique qu’avancent contre Nietzsche bien des philosophes contemporains, et non des moindres, Heidegger en l’occurrence, et déjà Benjamin. J’essaierai de montrer en quoi on peut répondre, par l’affirmation de l’inconscient, à cette critique en soi tout à fait légitime, et de préciser à partir de là à quelles conditions quelque chose comme une ivresse créatrice — et aimante — est alors possible.

Nous sommes réunis pour parler de l’ivresse. Serait-ce pour tenir des discours à l’éloge de l’ivresse, de l’usage du vin, de même que les interlocuteurs de Socrate dans le Banquet de Platon, eux-mêmes déjà passablement pris de boisson, devaient tenir des discours à l’éloge de l’Eros, de l’amour ? Mais, comme le dit le Cantique des Cantiques dès son premier verset, « l’amour vaut mieux que le vin », et on peut considérer que, dans l’amour, dans l’ivresse d’amour, l’amour seul mérite des éloges. Et pourtant il est sûr que Nietzsche (dont Franklin Rausky m’a demandé de parler ce soir) est bien connu pour sa glorification, son éloge de la vie en général et, suprêmement, de l’ivresse en tant qu’elle libère dans la vie ce qu’elle a de plus vivant, sa puissance créatrice. Dans l’ivresse de vie, c’est l’ivresse qui mériterait les éloges. Or pareille glorification de l’ivresse libératrice ne peut que rencontrer un écho considérable dans le monde d’aujourd’hui où chacun est appelé à s’accomplir, à s’affranchir de toutes les contraintes, extérieures comme intérieures, à déployer sa « créativité ». Mais, dans cette glorification de l’ivresse, n’y a-t-il pas illusion, et une illusion dangereuse ? C’est du moins la critique qu’avancent contre Nietzsche bien des philosophes contemporains, et non des moindres, Heidegger en l’occurrence, et déjà Benjamin. J’essaierai de montrer en quoi on peut répondre, par l’affirmation de l’inconscient, à cette critique en soi tout à fait légitime, et de préciser à partir de là à quelles conditions quelque chose comme une ivresse créatrice — et aimante — est alors possible.

Présentons d’abord la controverse suscitée par la glorification nietzschéenne de l’ivresse.

Que nous dit Nietzsche ?

Nietzsche sait bien le danger de l’ivresse ordinaire où l’on cherche à oublier une souffrance. De l’ivresse des hommes du commun qui ne veulent pas assumer la souffrance inéliminable qu’implique la vie ; qui tombent par là même dans une souffrance et une dépression accrues ; qui cherchent à oublier comme ils le peuvent cette souffrance ; et en trouvent le moyen suprême dans l’ivresse, éminemment celle que suppose la violence collective contre ceux, enviés et haïs, qui aimeraient la vie telle qu’elle est. Après avoir dénoncé, notamment, « ces nouveaux spéculateurs en idéalisme, les antisémites, qui se font l’œil chrétien, aryen, brave homme, et qui cherchent à exciter tout ce qu’il y a de bêtes à cornes dans le peuple, par un abus exaspérant du procédé d’agitation le plus grossier, la pose morale », « l’Europe, dit-il, est aujourd’hui riche et inventive surtout en excitants, il semble que rien ne lui soit plus nécessaire que les stimulants des boissons fortes »1.

Même quand il glorifie l’ivresse, il rappelle cette ivresse ordinaire qu’il condamne : « L’expérience de l’ivresse a induit en erreur, dit-il. Elle augmente au plus haut degré la sensation de puissance — Donc la puissance, a-t-on naïvement conclu : au degré suprême de la puissance devait donc se trouver l’homme en proie à l’ivresse suprême, à l’extase — Il y a deux causes possibles de l’ivresse : la plénitude exubérante de la vie et un état maladif de nutrition du cerveau »2.

Et cependant il tient à glorifier l’ivresse créatrice. Ivresse par quoi on s’approprie les choses, les soumet à une forme nouvelle (« L’ivresse, la sensation de puissance exaltée ; l’obligation intérieure de faire des choses le reflet de notre plénitude et de notre perfection propres »3 ; « L’essentiel de l’ivresse, c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment, on se donne les choses, on les force à prendre de nous, on les violente — on appelle ce processus : idéaliser »4). Ivresse caractéristique des créateurs (« Les artistes ne doivent jamais voir les choses telles qu’elles sont, mais plus simples, plus fortes ; il leur faut pour cela posséder une sorte de jeunesse et de printemps, une sorte d’ivresse habituelle dans la vie »). Ivresse liée au sexuel (« La sensation d’ivresse correspond à un plus de force ; son maximum à l’époque de l’accouplement des sexes »5). Ivresse, bien plus, transmise par l’œuvre (« L’effet de l’œuvre d’art, c’est de susciter l’état qui est créateur d’art, l’ivresse »).

Que disent Heidegger et Benjamin en réponse à cette glorification nietzschéenne ?

Sans rien dire eux de positif sur l’ivresse comme puissance créatrice, ils dénoncent en général chez Nietzsche l’exaltation de la vie, son intensification. Ils dénoncent tout cela comme illusion et enflure. Avec l’idée que ce qui manque, c’est, selon Heidegger, dans cette crispation sur l’étant, la relation à l’être ; selon Benjamin, dans cette inflation de soi, la conversion vers l’Autre.

Ainsi Heidegger [je ne commente nullement le détail de ce texte, je cite simplement] : « D’où vient que la métaphysique de Nietzsche ait conduit au mépris de la pensée en se réclamant de la vie ? De ceci qu’on n’a pas vu comment les procédés par lesquels on s’assure du fonds, par le moyen de représentations et de plans, sont, suivant la doctrine de Nietzsche, aussi essentiels pour la vie que son passage à une intensité et à un niveau supérieurs. Ce surhaussement [Erhöhung] de la vie a été compris seulement (en mode psychologique) du côté où il était assimilable à une ivresse ».

De même Benjamin [là aussi je ne fais que citer] : « Le type de la pensée religieuse capitaliste trouve une expression grandiose dans la philosophie de Nietzsche. La pensée du surhomme déplace le « saut » apocalyptique non dans la conversion, l’expiation, la purification et la contrition, mais dans une intensification [Steigerung] en apparence continue, qu’une explosion, au dernier moment, rend discontinue ».

Précisons pour conclure ce qu’il en est dès lors de l’ivresse et à quelles conditions elle peut devenir ivresse créatrice véritable.

D’abord l’ivresse en général.

L’ivresse alcoolique est l’ivresse par excellence. L’ivresse, c’est l’usage du vin. Ivresse légère si l’usage en est raisonnable, mais ivresse toujours. Elle fait dépasser, transgresser l’identité ordinaire de l’humain et l’ouvre à autre chose. De là sans doute l’adresse du Prologue de Gargantua aux « buveurs très illustres et vérolés très précieux » — « car à vous, non à d’autres, continue Rabelais, sont dédiés mes écrits ». Mais de là aussi peut-être ce que dit le psalmiste du « vin qui réjouit le cœur de l’homme et fait plus que l’huile resplendir son visage » (Psaumes, 104, 15).

En ce qui concerne le bon usage qui ferait accéder à la vérité, au savoir, Plutarque dit ainsi, dans le Banquet des Sept Sages, que le but de Dionysos est non l’ivresse et le vin, mais « la gaieté, le désir, l’intimité, les relations qui nous lient les uns aux autres ». Et Platon, dans son Banquet où, en l’honneur du poète tragique Agathon, des discours ont été prononcés à l’éloge de l’amour, fait « débarquer » Alcibiade complètement ivre, mais qui, avec la liberté, la franchise, la crudité que permet le vin, prononce, lui, l’éloge de Socrate, l’amant et l’aimé par excellence. Et de même le poète Archiloque pour l’inspiration poétique : « Je sais entonner le beau chant du seigneur Dionysos, le dithyrambe, quand le vin a frappé mon esprit de sa foudre ». Et encore quand, dans les Proverbes, la sagesse invite à son banquet : « Elle dit à ceux qui sont dépourvus de sens : Venez, mangez de mon pain, Et buvez du vin que j’ai mêlé ; Quittez la stupidité, et vous vivrez, Et marchez dans la voie de l’intelligence ».

En ce qui concerne le mauvais usage qui enfermerait au contraire dans le mensonge, Homère montre ainsi, dans le IX° chant de l’Odyssée, le cyclope berné parce qu’on l’a fait boire. Mais il y aura bien plus tard Baudelaire dénonçant dans Mon cœur mis à nu sa propre ivresse lors de la Révolution de Février 1948, et surtout des Journées de juin : « Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition… Un chapitre sur l’indestructible, éternelle, universelle et ingénieuse férocité humaine. De l’amour du sang. De l’ivresse du sang. De l’ivresse des foules. De l’ivresse du supplicié (Damiens) ». Et dans Fusées : « Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplicité du nombre. Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu [censé être, notons-le, un, in-divisé]. L’ivresse est un nombre ». Et déjà, dans l’Apocalypse, Babylone, la « Cité de la perdition », est dite « ivre du sang des saints ». Ou encore, dans les Proverbes : « Le vin est moqueur, les boissons fortes sont tumultueuses ; Quiconque en fait excès n’est pas sage ». Mauvais usage face auquel, voulant garantir telles actions qu’on accomplit, on affirme qu’on n’est pas ivre : ainsi Anne suppliant l’Eternel d’avoir un fils dans le premier livre de Samuel, ou ce que dit l’apôtre Pierre des croyants parlant en langues lors de la Pentecôte. Mauvais usage face auquel il est prescrit dans la Lévitique que les prêtres dans leurs fonctions ne boiront ni vin ni boisson enivrante ; et de même pour les rois dans les Proverbes (« Ce n’est point aux rois de boire du vin, Ni aux princes de rechercher des liqueurs fortes, De peur qu’en buvant ils n’oublient la loi Et ne méconnaissent les droits de tous les malheureux », XXXI, 4-5). Mauvais usage face auquel il est requis de ne pas chercher à voir et de ne pas dire qu’on a vu et bien plutôt de respecter, de re-spicere, de regarder en arrière, de détourner le regard, comme pour les fils de Noé dans la Genèse.

Que dire donc de l’ivresse avec l’inconscient ?

L’ivresse marque la venue en soi de l’Autre, jusqu’à l’identité de cet Autre, et cela au-delà de l’identité dont on se réclamait ordinairement. Et toute la question est alors de savoir ce qu’il en est de cet Autre. Car, pour la pensée de l’inconscient telle qu’elle a reçu de Freud l’inconscient et qu’elle a été enseignée par Lacan (qui a montré que l’inconscient se comprenait dans le prolongement de l’existence proclamée par Kierkegaard), il y a un Autre absolu primordial, qu’on l’appelle Dieu avec Kierkegaard, l’Être avec Heidegger, l’Infini ou parfois Dieu avec Lévinas, le Grand Autre avec Lacan. Mais il y a aussi, pour se protéger de cet Autre et de ce à quoi il appelle les humains, il y a la fabrication d’un Autre absolu faux ou Surmoi. A propos duquel je rappelle simplement les formules de Lacan. Descriptive d’abord : le Surmoi « a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée qui va jusqu’à être la méconnaissance de la loi ». Génétique ensuite : le Surmoi [phénomène psychotique] est « la béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet (Verwerfung) des commandements de la parole [= le Décalogue] ». Fondatrice enfin : le Surmoi est « haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses [« mal fait », parce qu’il appelle les humains à s’ouvrir à leur Autre, et notamment à l’autre homme] ».

Si alors, dans l’ivresse, on se laisse envahir par l’Autre vrai, l’ivresse sera certes assomption de la sexualité en tant que celle-ci est le propre de l’homme (l’ivresse en cela a affaire toujours à la sexualité). Mais de la sexualité comme pulsion de mort, volonté du mal pour le mal (cf. Lacan : « La réalité de l’inconscient, c’est — vérité insoutenable — la réalité sexuelle » ; quant à la pulsion, « à la fois, [elle] présentifie la sexualité dans l’inconscient et [elle] représente, dans son essence, la mort »). Et cette ivresse se transforme alors en sobriété. Comme cela avait déjà été indiqué par Philon d’Alexandrie dans sa Sobria ebrietas ou Sobre ébriété ou encore dans les Allégories des lois où il dit, de l’intelligence qui sort d’elle-même, qu’elle est « ivre d’une sobre ivresse ». Et comme cela est impliqué dans l’« ivresse spirituelle » dont parle saint Augustin. Pourquoi ce passage à la sobriété ? Pensons à Socrate, dont Alcibiade dit : « Ce qu’il y a de plus merveilleux, personne n’a jamais vu Socrate en état d’ivresse ». Pensons au Christ, qu’on ne saurait imaginer, malgré l’humaine nature dont il s’est revêtu, ivre d’aucune ivresse, non plus qu’emporté par aucun rire. Pensons au héros tragique, qui a pu être habité par quelque puissance divine destructrice — ainsi Phèdre ou encore Ajax —, mais qui, en tant que héros tragique, s’affronte calmement, sereinement, sobrement, à son destin. Pensons au psychanalyste, face à l’analysant qui a à entrer dans l’ivresse de l’inconscient. Tous, Socrate, Christ, héros tragique, psychanalyste, sont tournés vers les autres, responsables devant eux ; ils ne doivent pas rester enfermés dans aucune identité, ils doivent témoigner de la vérité qu’on peut s’approprier par l’ivresse. Ivresse devenue sobre, sobre ivresse de l’Elu en général. C’est elle, l’ivresse réellement créatrice. Même Nietzsche le sait bien, qui parle dans le Zarathoustra de la rédemption (« Tout « ce fut » est fragment, énigme et horrible hasard — jusqu’à ce que le vouloir créateur ajoute : « Mais c’est ce que j’ai voulu » » ; « Transformer tout « ce fut » en « c’est ce que j’ai voulu », c’est cela seulement que j’appellerai rédemption »6). La sobriété, la sobriété essentielle, est alors acceptation pure de l’être de déchet, sans aucune dissimulation. Ce passage de l’ivresse à la sobriété, Baudelaire l’avait annoncé, quand, juste après avoir dit : « L’ivresse est un nombre », il notait : « Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un homme mûr, le goût de la déperdition ». L’ivresse, l’ivresse essentielle, c’est quand on s’engage, accueillant l’Autre comme tel, dans l’identité nouvelle qu’il permettra. La sobriété, c’est quand cette identité a été atteinte et qu’on sait ce qu’on a dû payer pour elle, et qu’il faudra toujours à nouveau payer, dès lors qu’on se tourne alors vers les autres.

Si, au contraire de cette ivresse essentielle, on se laisse, dans l’ivresse, envahir par l’Autre faux, celui qu’on s’est fabriqué par hallucination, le Surmoi, la « figure obscène et féroce du Surmoi » comme dit Lacan, l’ivresse n’est plus assomption de la sexualité dans sa dimension de pulsion de mort, mais envahissement de la sexualité comme illusoire pulsion de vie, libido. Ivresse dans laquelle on sombre définitivement sans en ressortir jamais. Ivresse sans sobriété. Ivresse qui est prête à exploser en cruautés multiples : ivresse de la vengeance, du sang, de la révolution, de la terreur, de l’extermination. C’est l’ivresse païenne, dont pâtissent librement, sereinement, sobrement, sans y participer aucunement, Socrate, le Christ, le héros tragique. Celle dont se sent protégé le patient en analyse. L’ivresse dont Lacan rejoint la dénonciation par Héraclite, malgré le beau nom de Dionysos dont elle se recouvre (« Car n’était Dionysos pour qui ils font leurs processions et chantent le phallus dans leurs hymnes, leurs agissements seraient les plus éhontés ») — mais Lacan sait, comme Héraclite, que, derrière cette exaltation de vie païenne, il y a la mort (« Hadès est le même que Dionysos, pour qui ils se déchaînent et célèbrent des bacchanales »). Ivresse ordinaire, dangereuse, qui fait le fond païen de l’homme, et qui devra certes être assumée pour autant qu’elle prend une forme acceptable dans la relation à l’autre homme. Mais il y a bien, comme Nietzsche le voulait, au-delà de cette ivresse, et justement pour l’assumer, une autre ivresse, créatrice, celle dans laquelle s’engage le patient qui entre en analyse.