Warning: "continue" targeting switch is equivalent to "break". Did you mean to use "continue 2"? in /home/vo1xdlff/aj.creativeclicks.fr/wp-content/plugins/revslider/includes/operations.class.php on line 2858

Warning: "continue" targeting switch is equivalent to "break". Did you mean to use "continue 2"? in /home/vo1xdlff/aj.creativeclicks.fr/wp-content/plugins/revslider/includes/operations.class.php on line 2862

Warning: "continue" targeting switch is equivalent to "break". Did you mean to use "continue 2"? in /home/vo1xdlff/aj.creativeclicks.fr/wp-content/plugins/revslider/includes/output.class.php on line 3708
Lacan penseur de l’existence - Alain Juranville, Philosophe

Articles et conférences

Conférence prononcée en septembre 2001 à Cerisy-la-Salle, à l’occasion du centenaire de la naissance de Jacques Lacan, et publiée dans le volume collectif Lacan dans le siècle, Paris, Editions du Champ lacanien, 2002. Trad. japonaise dans Les Etudes Lacaniennes, n° 3, Tokyo, 2004

Lacan penseur de l’existence. Sous ce titre, je voudrais montrer Lacan en dialogue avec la pensée philosophique contemporaine. Je voudrais d’abord le montrer rejoignant, avec l’inconscient légué par Freud, la pensée contemporaine. Pensée qui, depuis Kierkegaard, affirme, contre Hegel et toute la tradition philosophique, la vérité de l’existence, comme vérité excédant tout savoir. Je suivrai à ce propos l’existence telle qu’on s’y rapporte comme patient dans la cure. Je parlerai de l’existence en général, de la répétition et enfin de la sexualité. Je voudrais ensuite le montrer dirigeant au-delà de la pensée contemporaine. Toujours avec l’inconscient hérité de Freud, mais selon une inflexion nouvelle et propre, Lacan conduit, selon moi, vers le savoir de l’existence. Ce savoir nouveau et vrai que ladite pensée avait exclu de pouvoir jamais poser, et dans lequel la philosophie pourtant eût dû se retrouver, et se retrouve. Je suivrai à ce propos l’existence telle qu’on s’y rapporte pour la cure, pour que l’espace de la cure soit ouvert au patient. Je parlerai de l’œuvre, de l’histoire, et enfin du savoir. Tout cela en m’attachant plus particulièrement au séminaire R.S.I. de l’année 1974-1975.

Commençons donc par l’existence telle qu’on s’y rapporte dans la cure. Et par Lacan présentant l’inconscient freudien en tant qu’il rejoint l’existence affirmée par la pensée contemporaine depuis Kierkegaard. Certes Lacan sait bien que le terme d’existence est apparu plus tôt dans l’histoire (« L’existence a une histoire, dit-il ainsi. Ce n’est pas un mot qu’on employait si volontiers, au moins dans la tradition philosophique. Ce terme a fait son émergence dans le champ philosophico-religieux. Curieux ! Il a donc fallu que la religion hume — l’humante religieuse [la mante religieuse est cette espèce d’insecte où la femelle dévore le mâle]— la philosophie pour que sorte un mot qui semble pourtant avoir eu, c’est le cas de le dire, bien des raisons d’être »1). Mais Lacan sait aussi que le terme d’existence ne prend sa portée — sa « vérité » — qu’avec Kierkegaard, et que c’est sur ce fond historique que peut surgir l’affirmation par Freud de l’inconscient (« C’est d’une exténuation philosophique traditionnelle, dont le sommet est donné par Hegel, que quelque chose a rejailli sous le nom d’un nommé Kierkegaard. Vous savez que j’ai dénoncé [au sens de « déclarer »], comme convergente à l’expérience bien plus tard apparue d’un Freud, sa promotion de l’existence comme telle… C’est à cette date seulement que se promeut l’existence comme telle »2).

D’abord l’existence en général.

Car il est sûr que, décidant d’entrer dans la cure, dans cet espace ouvert par le psychanalyste avec l’affirmation de l’inconscient, le sujet s’engage dans un nouveau rapport à l’existence, qu’il donne vérité à cette existence. Il renonce en effet à ce qu’il croyait savoir sur lui et sur le monde, à l’identité qu’il s’attribuait. Il accepte l’épreuve du non-savoir, avec l’idée que ce qu’il sera, ce qu’il aura à être, son identité vraie, lui viendra de la relation — de parole — à l’Autre comme tel (en l’occurrence, d’abord l’analyste), lui viendra de l’altérité. Et il suppose que tout cela, toujours déjà, vaut pour le psychanalyste qui, pas plus que quiconque, ne peut, dès lors que l’inconscient est affirmé, se prévaloir d’aucune identité déjà là. Altérité et en même temps identité par quoi je définirai l’existence, selon une définition où se retrouve tout à fait, outre l’usage quotidien, Hegel lui-même — sauf que chez Hegel l’altérité n’était qu’un moyen pour l’identité déjà là de se connaître, et qu’alors l’existence n’apparaissait pas dans sa vérité propre.

Une telle vérité de l’existence, une telle existence essentielle, Lacan note bien lui-même que le sujet s’y affronte dans la cure (« C’est une vérité d’expérience pour l’analyse qu’il se pose pour le sujet la question de son existence », lit-on dans l’article sur le « Traitement possible de la psychose »3). Mais, très judicieusement, Lacan la voit présente, en deçà même de Kierkegaard, chez Descartes. Descartes qu’il relie à Freud, et à la décision, en général, d’entrer dans la cure et de s’affronter à l’inconscient. Ainsi dans R.S.I. (et malgré certaines réticences sur lesquelles nous reviendrons). « Faut-il entendre que le Je pense suffit à assurer l’ex-sistence ? », demande-t-il d’abord. « Que non pas, répond-il, et Descartes achoppe »4. Il nuance cependant aussitôt, soulignant la force de l’analyse cartésienne : « Mais il n’en est pas moins vrai, jusqu’à un certain point, que l’existence ne se définit qu’à effacer tout sens. Aussi bien Descartes lui-même a-t-il flotté entre l’ ergo sum et l’ existo — mais certes la notion de l’existence n’était pas alors assurée. Je dirai que, pour que quelque chose existe, il faut qu’il y ait un trou. Ce trou n’est-il pas simulé par le Je pense, puisque Descartes le vide ? C’est autour d’un trou que se suggère l’existence ». Et néanmoins il conclut : « Mais il ne s’agit pas ici de ce que Descartes a pensé, il s’agit de ce que Freud a touché ». Et de même, tout à fait expressément — sinon qu’il n’y évoque pas comme telle l’existence —, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lacan y proclame cartésienne la démarche de Freud, en ce qu’elle montre celui-ci s’affrontant à l’effondrement du savoir, atteignant, dans pareille épreuve du réel, à la certitude, et se rapportant alors à un Autre absolument Autre duquel viendra toute vérité (la vérité n’est pas le réel), toute identité, tout savoir. « Je veux marquer maintenant, si étonnante que la formule puisse vous paraître, avance Lacan, que son statut d’être, si évasif, si inconsistant, est donné à l’inconscient par la démarche de son découvreur. Le statut de l’inconscient, que je vous indique si fragile sur le plan ontique, est éthique. Freud, dans sa soif de vérité, nous dit — Quoi qu’il en soit, il faut y aller — parce que, quelque part, cet inconscient se montre ». Et Lacan alors précise : « Le terme majeur n’est pas vérité. Il est Gewissheit, certitude. La démarche de Freud est cartésienne — en ce qu’elle part du fondement du sujet de la certitude. Il s’agit de ce dont on peut être certain ». Et il montre Freud faisant, du doute quant à la « transmission du rêve », l' »appui de sa certitude » : le doute devient « signe de résistance ». Certes Lacan introduit très vite la « dissymétrie entre Freud et Descartes ». Mais il prolonge son affirmation d’un « rapprochement », d’une « convergence » entre « les deux démarches de Descartes et de Freud « , quand il note à propos de Descartes : « Pour Descartes, dans le cogito initial, ce que vise le Je pense en tant qu’il bascule dans le Je suis, c’est un réel — mais le vrai reste tellement au-dehors qu’il faut ensuite à Descartes s’assurer, de quoi ? — sinon d’un Autre qui ne soit pas trompeur, et qui, par-dessus le marché, puisse de sa seule existence garantir les bases de la vérité. Je ne peux qu’indiquer la conséquence prodigieuse qu’a eue cette remise de la vérité entre les mains de l’Autre, ici Dieu parfait »5. Toutes considérations sur lesquelles Lacan reviendra à maintes reprises dans la suite de ce séminaire, et qui montrent bien que la démarche de Descartes dans les Méditations comme celle de Freud affirmant l’inconscient sont l’une et l’autre affrontement à l’existence essentielle.

Mais il est sûr que, pour Lacan, Descartes « achoppe », comme il dit. Sûr du moins qu’à cette époque de l’histoire de la pensée philosophique, il était impossible de rien dire contre ce risque de l’achoppement. Risque qui est aussi celui du patient dans la cure, et qui consiste à croire que de l’Autre viendra, vient, est venue, une identité substantielle (« Je suis une chose pensante ») sur laquelle on pourra désormais s’appuyer — alors que l’altérité radicale implique que toute identité doive toujours être recréée. D’où les dénonciations de Lacan : « J’oserai qualifier le Je pense cartésien de participer, dans son effort de certitude, d’une sorte d’avortement. J’épinglerai la fonction du cogito cartésien du terme d’avorton ou d’homoncule », le « Je du cogito »se laissant prendre pour le « fameux petit homme qui, à l’intérieur de l’homme,le gouverne, qui est le conducteur du char, le point dit, de nos jours, de synthèse »6, disons, le sujet conscient illusoirement maître de son monde. Et de fait cette « retombée » s’est produite — elle le devait — dans la métaphysique moderne, de Spinoza et Leibniz à Kant et Hegel ; et l’existence décrite, sinon pensée, dans sa vérité par Descartes, a reperdu cette vérité.

Ensuite la répétition.

Car ce n’est pas parce qu’on a décidé d’entrer dans l’espace de la cure et de se rapporter positivement à l’existence, que le primordial rapport négatif, le primordial rejet de l’Autre et de l’ex-sistence vers lui, disparaît. Ce rejet caractérise ce que j’appellerai la « finitude radicale » du sujet humain. Ce rejet et cette finitude, bien loin de disparaître, se répètent. D’une répétition qui certes tend à se dissimuler, à se faire prendre pour du sens « en progrès », en développement, alors qu’elle est en elle-même non-sens. Mais d’une répétition à laquelle il s’agit, dans son non-sens même, de donner sens ; un sens qu’on doit supposer d’abord en l’Autre, et même en l’Autre absolu, au-delà de tout l’ordre humain ; et un sens que, du seul fait de cette ouverture vers l’Autre, on donne cependant soi. Répétition comme non-sens et en même temps sens. C’est vers une telle répétition que l’analyste ramène sans cesse le patient. Répétition du symptôme, à partir du non-sens duquel se constituera le sens vrai. Répétition aussi de la décision d’entrer dans la cure, ce qui est déjà une façon de donner sens.

Pareille répétition essentielle, Lacan certes, prolongeant Freud, en parle à son tour. Il en fait même l’un des « quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Dans la troisième séance du séminaire ainsi intitulé, il l’annonce comme « répétition de la déception ». Il l’introduit pathétiquement la séance suivante par ces mots : « Ce que j’ai à vous dire maintenant est si nouveau que j’ai cru devoir vous formuler dès aujourd’hui comment j’entends la fonction de la répétition ». Et il y montre la rencontre du réel, du non-sens là où l’on croyait atteindre le sens, la rencontre manquée avec l’objet absolu du désir, avec ce que nous évoquerons bientôt comme la Chose7. Mais il souligne aussi — et c’est capital pour nous et pour « Lacan penseur de l’existence » — que Kierkegaard le premier, préparant Freud, a mis au jour cette répétition, ce qui lui a permis de penser jusqu’au bout l’altérité, et d’entrer, au-delà de Hegel, dans l’affirmation de l’existence. Ainsi, dans le passage déjà cité de R.S.I., après avoir évoqué la convergence, avec l’expérience freudienne plus tard apparue, de la promotion par Kierkegaard de l’existence : « Songez, poursuit Lacan, à cette mise en valeur de la répétition comme plus fondamentale dans l’expérience que la résolution dite thèse-antithèse-synthèse sur quoi Hegel tramait l’histoire ». Et plus précisément, quand, dans l’Introduction du séminaire sur « La lettre volée », il traite de l’automatisme de répétition selon Freud, et donc de la pulsion de mort : « C’est ainsi, dit-il, que Freud se situe dès le principe dans l’opposition, dont Kierkegaard nous a instruits, concernant la notion de l’existence selon qu’elle se fonde sur la réminiscence ou sur la répétition »8, et où Kierkegaard « discerne admirablement la différence de la conception antique et moderne de l’homme ». Différence, je dirai plutôt, entre la conception de la pensée métaphysique, de Platon à Hegel, qui ignore ou perd l’existence, et celle de la pensée contemporaine, qui la proclame. Et, quand Lacan dit que « Freud [au-delà de Kierkegaard] fait faire à la conception moderne de l’hommeson pas décisif en ravissant à l’agent humain identifié à la conscience la nécessité incluse dans cette répétition », on doit certes lui accorder que l’introduction par Freud du terme de l’inconscient a été là un moment absolument décisif, mais on peut mettre en doute qu’ait manqué tout à fait, chez Kierkegaard, ce que Freud aurait ajouté sur la répétition. C’est du moins ce que j’ai essayé de montrer dans mon analyse9 : que la pulsion de mort se retrouve dans le désespoir selon Kierkegaard ; que la pulsion sexuelle se retrouve aussi dans ce que Kierkegaard avance de la fuite constitutive de l’angoisse devant elle-même ; et que, quant à la foi, dont Kierkegaard note que « c’esten elleque commence la répétition »10, Lacan s’en réclame à sa manière, puisqu’il dit du Nom-du-Père, pour lui signifiant majeur de l’Autre, qu’il est « le nom qui par essence implique la foi »11. C’est donc bien pour la totalité de ce qu’il dit lui-même de la répétition que Lacan pourrait se réclamer de Kierkegaard.

Mais il est sûr que, pour le sujet qui reconnaît la répétition, il y a toujours la menace de refuser le sens vrai qui y est atteint, de fausser l’Autre absolu qu’on y a proclamé et, laissant le sens à la discrétion de cet Autre devenu Surmoi, de réduire en fait pareille répétition au ressassement vain. Problème de Kierkegaard et de ce qu’il dit du religieux. Mais problème qui eût été celui de Lacan lui-même, s’il s’était arrêté à ce symbolique dont il disait, à propos de la répétition (et du « pas décisif » que Freud aurait fait franchir à la « conception moderne de l’homme »), qu’il « ne peut plus être conçu comme constitué par l’homme, mais comme le constituant ». Alors qu’il s’agit, pour la psychanalyse, que le sens surgisse comme nouveau ! Alors que ce serait, pour Lacan lui-même, un glissement regrettable que « de ne voir dans le concept du transfert que le concept même de la répétition » (celle-ci prise alors négativement), et que, « si le transfert n’est que répétition, il sera répétition, toujours, du même ratage »12!

Enfin la sexualité.

Car comment, pour le sujet qui s’est engagé dans l’affrontement à l’existence, échapper à une répétition vide de sens où l’on reste pris dans le jeu de l’Autre devenu faux, sinon en accueillant enfin effectivement l’identité qui découle de l’altérité originelle ? Mais cette identité doit alors donner place décisive, en elle, à ce qui rejette l’altérité, à la finitude : elle doit être finitude. Et elle doit aussi éviter que cette finitude ne se rejette à nouveau elle-même, elle doit donc laisser place à l’épreuve de l’altérité, au désir : elle doit être désir. D’où la sexualité, que je définirai, dans sa vérité, comme finitude et en même temps désir. Non pas simplement la sexualité dans son ordinaire fonctionnement pulsionnel qui n’est que répétition vide de sens et qui réduit l’Autre à l’objet. Mais une sexualité élevée à sa vérité quand, à partir de cette réduction — et avec elle —, l’Autre comme tel réadvient. Là est l’identité, le sens, la signification sur quoi débouche la cure.

Une telle sexualité, Lacan en donne certes, avec le signifiant, une présentation très détaillée, et renouvelée. Mais elle est aussi et d’abord, pour lui, l’apport majeur, et le plus propre, de Freud. L’inconscient, mais en tant qu’il dirige vers sa réalité — sexuelle (« L’inconscient n’est pas de Freud, il est de Lacan », pourra légitimement lancer celui-ci, provocateur). « Il y a chez Freud, dit-il ainsi dans R.S.I., comme une prosternation devant cette jouissance phallique, dont son expérience lui découvre la fonction nodale, et autour de quoi se fonde cette sorte de réel auquel l’analyse a affaire »13. Mais au sens, bien sûr, où la jouissance phallique fait l’identité primordiale du sujet existant (« Ce qui est de l’ex-sistence se métaphorise de la jouissance phallique », vient-il de dire, et encore juste après : « Que la jouissance phallique soit liée à la production de l’ex-sistence, c’est ce que je vous propose cette année de mettre à l’épreuve »). Au sens, ajoutons, où la jouissance phallique suppose la castration, c’est-à-dire la renonciation, pour le désir, à la jouissance immédiate (« La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir »14). Telle est, pour Lacan après Freud, la signification à laquelle conduit la cure (« Ce que l’analyse révèle au sujet, c’est sa signification »15, lit-on à l’avant-dernière page du séminaire sur le Moi). Ce à quoi Lacan consacre en 1958 une conférence sous le titre précisément « La signification du phallus ». Dans cette conférence, il commence par introduire le complexe de castration comme « ayant une fonction de nœud » pour l' »instauration dans le sujet d’une position inconsciente sans laquelle il ne saurait s’identifier au type idéal de son sexe, ni même répondre sans de graves aléas aux besoins de son partenaire dans la relation sexuelle, voire accueillir avec justesse ceux de l’enfant qui s’y procrée » — il évoque alors Freud et la butée de l’analyse d’un homme sur le complexe de castration, d’une femme sur l’envie du pénis. Dans cette conférence, il montre ensuite l’assomption de ce complexe (sous ses deux formes, masculine et féminine) comme se faisant à travers une menace, une parole (ou signifiance) interdictrice qui vient du désir — du « désir de l’Autre comme tel qu’il est imposé au sujet de reconnaître ». Dans cette conférence, il définit enfin le phallus comme « le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié, en tant que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant »16. Et c’est ainsi, accueillant cette signification du phallus — vers laquelle le ramène le désir du psychanalyste, comme l’y avait amené le désir du père (et d’abord de la mère) —, que le sujet parvient, au-delà de l' »aliénation » où risquerait de l’enfermer la répétition, à la « séparation »17. Achèvement du mouvement même de Descartes selon Lacan (« La certitude, dit-il, n’est pas pour Descartes un moment qu’on puisse tenir pour acquis, une fois qu’il a été franchi. Il faut qu’il soit, à chaque fois, par chacun, répété. C’est une ascèse. C’est, à proprement parler, l’instauration de quelque chose de séparé »18). C’est aussi, pour Lacan, s’identifier à l’objet qu’il appelle « a « 19, objet comme finitude radicale et objet-cause du désir — épreuve pure, pour l’homme, de l’existence. Ainsi, lors du séminaire Le désir et son interprétation : « L’objet se trouve être ce quelque chose qui n’est pas le corrélatif et le correspondant d’un besoin du sujet, mais qui supporte le sujet au moment précisément où il a à faire face à son ex-sistence ». Et Lacan précise : « … à son existencedans le langage, qu’il ne peut saisir dans sa nature propre de langage qu’au moment précis où lui, comme signifiant, doit s’effacer, s’évanouir, disparaître derrière un signifiant, ce qui est précisément le point si l’on peut dire panique où il a à se raccrocher à quelque chose »20.

Mais il est sûr que le sujet d’abord refuse de donner cette vérité à la sexualité, et que le désir tend sans cesse, en elle, à se fausser, à se transformer en libido. Lacan sans doute préfère exclure tout effacement du désir (il récuse l’expression de Jones d' »aphanisis du désir ») ; il parle même, pour le désir ordinaire ou qui n’est que désir d’un Autre faux, désir faux, de « désir à l’état pur »21; et c’est bien le propre, on va le voir, du psychanalyste — sa « grâce »— de supposer le désir déjà là, comme désir vrai. Lacan doit cependant reconnaître cette falsification, cette tendance à la « fétichisation » du phallus (ce qu’il note très clairement lors du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant  : « Si j’ai écrit quelque part que le Nom-du-Père, c’est le phallus — et Dieu sait quels frémissements d’horreur cela a provoqués dans quelques âmes pieuses ! — , c’est qu’à cette date je ne pouvais pas l’articuler mieux. Ce qui est clair, c’est que c’est le phallus, mais que c’est tout de même le Nom-du-Père. Ce qui est nommé Père, le Nom-du-Père, si c’est un nom qui, lui, a une efficace, c’est précisément parce que quelqu’un se lève pour répondre »22). Et c’est dans la mesure où il a l’idée que le propre de l’analyste est de poser le désir comme tel, qu’il peut affirmer : « Le désir tel que je le formule, par rapport à ce que Freud nous apporte, en dit plus ». Désir comme tel, qui est désir de l’absolu, c’est-à-dire désir se rapportant à l’absolu, mais aussi et même d’abord désir qu’éprouve l’absolu. Lacan dit ainsi du désir qu’il est la « condition absolue », et il parle pour la cure du « désir d’obtenir la différence absolue »23.

Venons-en maintenant à l’existence telle qu’on s’y rapporte pour la cure. Et à Lacan dirigeant, avec l’inconscient qui n’est pas la sexualité, au-delà de toute la pensée contemporaine. Dirigeant précisément vers le savoir de l’existence, sans lequel l’espace de la cure ne pourrait pas être tenu ouvert. C’est là que nous rencontrons les interrogations ultimes de Lacan, celles qui lui sont le plus propres et qui portent sur cet absolu qu’implique le désir. Rappelons ce par quoi il entame la dernière séance du séminaire R.S.I. : « Il n’y a pas d’états d’âme. Il y a dire à démontrer. Et, pour promouvoir le titre sous lequel ce dire se poursuivra l’année prochaine si je survis, je l’annoncerai — 4, 5, 6. Cette année, j’ai ditR.S.I.Pourquoi pas 1, 2, 3, nous irons au bois ? Vous savez la suite — 4, 5, 6, cueillir des cerises, 7, 8, 9, dans mon panier neuf. Je m’arrêterai à 4, 5, 6. Pourquoi ? »24. Rappelons ce qu’il donne comme réponse un peu plus loin : « Je viens d’introduire le mot de nomination. Le moins qu’on puisse dire, c’est que, pour mon nœud, la nomination est un quart élément. A s’engager dans ce quatre, on trouve une voie particulière qui ne va que jusqu’à six ». Et, enfin, ce par quoi il conclut cette séance et cette année de séminaire : « C’est entre ces trois nominations, nomination de l’imaginaire comme inhibition, nomination du réel comme angoisse, nomination du symbolique comme symptôme, c’est entre ces trois termes que j’essaierai l’année prochaine de m’interroger sur ce qu’il convient de donner comme substance au Nom-du-Père ». Réel, symbolique, imaginaire, puis nomination, du réel (4), du symbolique (5), de l’imaginaire (6). Mais soulignons aussi ce qu’il dit, au début de la première séance du séminaire suivant, Le sinthome, de son projet « qui était, je vous l’avais annoncé l’année dernière, d’intituler ce séminaire du 4, 5, 6 ». « Je me suis contenté, poursuit-il, du 4, et je m’en réjouis, car le 4, 5, 6, j’y aurais sûrement succombé“25. Je voudrais, avec la philosophie, suivre Lacan dans ce qu’il a dû, pour la psychanalyse, envisager, mais à quoi il a dû, pour la psychanalyse, renoncer.

D’abord l’œuvre.

Car comment le psychanalyste doit-il lui-même se rapporter à l’existence, s’il doit offrir au patient son désir comme vrai désir ? Le désir est désir de l’absolu, et donc, pour le sujet, désir de cet objet absolu qu’est la Chose. Offrir au patient, à l’Autre comme tel, son désir comme vrai désir, c’est alors faire apparaître la Chose, d’abord faussée par la libido, dans toute sa vérité. Mais vérité et en même temps chose définissent l’œuvre — dans laquelle on aura répété l’épreuve de la finitude jusqu’à reconstituer objectivement la Chose comme unité originelle. C’est donc par l’œuvre que le psychanalyste ouvre l’espace de la cure au patient. Sur cette œuvre, notons simplement, d’une part, ce qu’elle est pour la psychanalyse. Qu’est-ce que l’œuvre, pour la psychanalyse ? Non pas l’œuvre à faire. Car poser l’œuvre comme exigence, ce serait, de la part de l’analyste, en faire un idéal fascinant qui empêche tout travail (et cela, même si le patient dans la cure se libère bien pour l’œuvre). L’œuvre, pour la psychanalyse, n’est pas l’œuvre à faire, mais l’œuvre faite, en l’occurrence celle du discours psychanalytique lui-même, qui est, dans le champ des discours, une telle œuvre. Œuvre faite qui, comme telle, dispense sa grâce, et qui donc fait, de celui au jugement duquel elle se soumet, l’Autre, lieu de la loi. Sur cette œuvre, notons, d’autre part, ce qu’il en est de sa structure — et de celle de l’existence qui s’y déploie. Structure quaternaire parce que, au ternaire de l’absolu, ternaire d’abord réduit à la finitude, faussé par le sujet existant, celui-ci doit ajouter un quart terme qui assume cette finitude et qui donne enfin consistance de chose à l’œuvre.

Pareille œuvre — qui correspond exactement à ce qu’il dit de l’angoisse comme nomination du réel —, Lacan n’en parle guère en propre, sinon en passant, lors du séminaire L’éthique de la psychanalyse, quand il traite de la sublimation et de la chose — et il évoque alors Heidegger et sa conférence « La chose » (sans rien dire au demeurant de celle sur l' »Origine de l’œuvre d’art »). Mais il parle très souvent de la structure quaternaire — celle même que Heidegger attribue à la chose, le Geviert ou quadriparti. Il a dit, très heideggériennement — mais cela vaudrait pour toute la philosophie, et même pour toute la pensée mythique ! — qu' »une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une ordonnance subjective »26. Il souligne à maintes reprises qu’il faut, au ternaire fondamental (qui deviendra finalement celui du réel, du symbolique et de l’imaginaire), ajouter un « quart terme » : la mort (selon « Le mythe individuel du névrosé »), le sujet à venir (dans le schémaL), la nomination (dans R.S.I., on l’a vu), le père ou le symptôme (notamment lors du séminaire Le sinthome : « Le quatrième est le sinthome. Le père n’est en somme qu’un symptôme, ou un sinthome, comme vous voudrez »27). Il a l’idée très clairement que c’est l’homme qui ne peut pas s’en tenir au ternaire (ainsi dans R.S.I. : « Peut-être est-ce parce que notre imaginaire, notre symbolique et notre réel sont encore dissociés qu’il faut pour les nouer le Nom-du-Père. Mais ne vous imaginez pas — ce ne serait pas dans mon ton — que je prophétise que, du Nom-du-Père, dans l’analyse comme ailleurs, nous pourrions nous passer. Dans l’état actuel des choses, vous êtes aussi inconsistants que vos pères, et c’est justement d’être entièrement suspendus à eux que vous êtes dans l’état présent »28 — à quoi correspond cette affirmation, lors de sa conférence au M. I. T. : « Le symptôme est la note propre de la dimension humaine »29). L’idée de Lacan, c’est que c’est l’homme qui fausse la Trinité, cette Trinité que, dit-il, « nous rencontrons tout le temps, notamment dans le domaine sexuel « 30, et qui devient alors « Trinité infernale »31. La structure quaternaire, il la reprend enfin dans sa célèbre théorie des quatre discours, le discours psychanalytique étant alors le seul, pour lui, à produire, non pas un effet de fascination, mais un effet de sens, un sens réel, à avoir consistance (et raison), à être œuvre — œuvre qui donne sa grâce, cette grâce dont Lacan se réclame dans une formule qu’on ne peut pas, ici, ne pas citer : « La mesure dans laquelle le christianisme nous intéresse, j’entends au niveau de la théorie, se résume au rôle donné à la grâce. Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que moi, partant de fonctions théoriques qui n’ont certes rien à faire avec les effusions du cœur, je désigne comme le désir de l’Autre ? « 32.

Mais il est sûr que l’œuvre à laquelle s’arrête d’abord le sujet, et avant tout cette œuvre par excellence qu’est le monde social, n’est pas celle-là. Sûr que, au lieu d’être grâce qui se communique à chacun et l’ouvre à son œuvre propre, la grâce de l’œuvre se réduit en fait à être grâce que certains posséderaient, tandis que les autres, les disgraciés, en seraient privés. Sûr que, au lieu d’être celle d’une métaphore fixant la finitude radicale, le non-rapport sexuel, et dirigeant vers l’Autre comme tel, la structure quaternaire de l’œuvre se réduit en fait à être celle d’une analogie qui entretient l’illusion du rapport sexuel, de la complémentarité des sexes. Tout cela caractérisant le monde social traditionnel comme monde sacrificiel où la finitude est rejetée sur la victime. Dans ce monde, dont Lévi-Strauss a si lumineusement, aux yeux de Lacan, dégagé les structures symboliques, mais qu’il a trop, aux yeux de Lacan toujours, « vidé de son contenu passionnel »33, dans ce monde, nulle place pour quelque chose comme le discours psychanalytique. Lacan le sait bien, qui souligne la « fascination du sacrifice » — quand « dans l’objet de nos désirs, nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre que j’appelle le Dieu obscur »34.

Ensuite l’histoire.

Car comment, pour le sujet qui veut le discours psychanalytique, et l’espace d’œuvre qu’il ouvre à chacun, établir ce discours dans le monde social ? Il lui faut rompre avec l’ordre commun du monde, et le savoir qui justifie ce monde, et rompre d’une rupture effective, celle qu’accomplit seul l’avènement d’un savoir nouveau et vrai. Or rupture et en même temps savoir définissent l’histoire. Histoire qui est œuvre certes, mais pour autant qu’on y veut l’œuvre et l’ouverture, à chacun, de l’espace de l’œuvre. Une telle histoire est celle du patient en analyse, son histoire individuelle, mais aussi l’histoire universelle dans laquelle celle-ci débouche. Elle est d’abord celle que veut, dans le champ des discours, le discours philosophique — discours qui pose la raison comme telle, avec toute la contradiction radicale alors impliquée, et discours qui est donc en rapport constitutif avec le discours psychanalytique. Ce n’est pas simplement la grâce que suppose l’histoire, mais l’élection. Pas simplement la grâce par laquelle librement on s’efface devant l’autre sujet et fait de lui l’Autre comme tel, lieu de la loi, mais l’élection par laquelle librement on s’engage à re-poser, soi, la loi vraie, d’abord rejetée. Certes le psychanalyste ne donne pas explicitement cette élection au patient, comme il lui a donné sa grâce. Mais le patient, du fait du discours philosophique supposé par le discours psychanalytique, la découvre au cœur de la grâce à lui communiquée. Election sans laquelle il n’y aurait pas de travail psychanalytique. Election que le psychanalyste doit, sinon dire, du moins montrer, et plutôt rappeler au patient. Le propre de l’histoire, c’est alors, au-delà du quaternaire de l’œuvre, d’impliquer une structure nouvelle, à cinq termes, un quinaire. Car le sujet déployant le travail de l’œuvre le fait de la place du déchet du monde traditionnel. De cette place de cinquième terme d’où il dénonce comme faux le quaternaire de l’analogie. Place du Messie, de celui qui annonce et veut le monde juste. Et l’histoire qui devra alors être déployée aura elle-même cinq époques, le fait du rejet ordinaire de l’œuvre vraie devant être posé, en plus des quatre temps de l’œuvre en général, dans le mouvement même de l’histoire.

Pareille histoire, et pareille structure à cinq termes, Lacan certes en parle peu — parce qu’il craint l’idée commune de l’histoire et de son sens, où se perdrait le non-sens essentiel (ayant évoqué « cette chose que je déteste, pour les meilleures raisons, c’est-à-dire l’histoire », il poursuit ainsi : « L’histoire est précisément faite pour nous donner l’idée qu’elle a un sens quelconque »35). Mais, au-delà de Heidegger (qui pourtant indique les cinq époques de l’histoire dans « La parole d’Anaximandre »36), il rejoindrait, dans l’exigence d’une histoire qui conduise au monde juste et dénonce effectivement l’ordre sacrificiel, Lévinas. Lévinas qui dénonce dans le sacré heideggérien l' »éternelle séduction du paganisme »37 et en appelle à la violence douce qui « détruit, sans transporter dans des musées, les autels érigés aux idoles du passé pour des sacrifices sanglants »38. A quoi Lacan répond quand il dit du « drame du nazisme « , « présentifiant les formes les plus monstrueuses et prétendues dépassées de l’holocauste » : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »39. N’évoquons qu’en passant le « presque rien » que Lacan dit du cinq. Il propose quand même, lors du séminaire Le sinthome, d’appeler le nœud à cinq, « idée loufoque, lenœud de Lacan »40. Et il montre, dans sa conférence sur « Joyce le symptôme », le cinq présent chez Joyce avec le cercle et la croix, l’âme se trouvant au point central des quatre directions Nord-Sud-Est-Ouest, à la croisée de la croix41. Joyce dont il souligne le messianisme (« Va-t-il jusqu’à se substituer à ce dans quoi il a foi, à ce rédempteur, le vrai ? « 42, demande Lacan lors du séminaire Le sinthome). Comme il avait souligné, dans R.S.I., celui de Marx43. Attachons-nous plutôt à ce qu’il dit de plus positif sur l’histoire quand, lors de sa conférence à Yale, il avance : « La psychanalyse a un poids dans l’histoire. S’il y a des choses qui appartiennent à l’histoire, ce sont des choses de l’ordre de la psychanalyse. Ce qu’on appelle l’histoire est l’histoire des épidémies. L’Empire romain, par exemple, est une épidémie. Le christianisme est une épidémie. La psychanalyse aussi est une épidémie ». Ce qu’il précise ensuite en disant de l’histoire que « c’est une sorte particulière de symbolique, un symbolique qui joint le réel par l’écriture »44. Et donnons-en le bref commentaire suivant. Sur chaque plan, la grâce serait ce qui permet à l’élection, constitutive de l’histoire, de se diffuser, en épidémie, auprès de tous : l’Empire romain, épidémie de la Grèce ; le christianisme, épidémie du judaïsme ; la psychanalyse, épidémie de la philosophie. L’histoire actuelle relèverait dès lors, mais positivement, de ce que Jacques Derrida appelle trop négativement la « mondialatinisation »45. Elle serait le déploiement par Rome, le christianisme et la psychanalyse, de l’exigence de justice introduite par la Grèce, le judaïsme et la philosophie. Lacan lui-même prend, au demeurant, la défense de la latinité, et note ainsi, à propos de l’intelligere : « Il est frappant de voir que la langue qu’on soupçonne être la plus bête est celle-là même qui forge le terme intelligere, lire entre les lignes, à savoir ailleurs que la façon dont le symbolique s’écrit »46. Ce qui correspond à un nouveau rapport au symbolique, au-delà de ce qu’en avait dit Lévi-Strauss. A ce que Lacan appelle la nomination du symbolique comme symptôme. Au nouveau symbolique qui est celui de l’histoire.

Mais il est sûr qu’une telle histoire, avec son sens vrai où se fixe le non-sens (la sans cesse revenante passion sacrificielle), est toujours d’abord rejetée. D’où ce que dit Lacan, rejoignant Lévinas, de la « résurgence » qu’est le « drame du nazisme », ou encore ce qu’il dit du psychanalyste qui « a horreur de son acte »47. Et il est sûr notamment que la mondialisation — ou mondialatinisation — se déploie d’abord sans le politique qui lui donnerait son sens, et qui reconnaîtrait le non-sens. Mais Lacan et Lévinas, en refusant tout savoir philosophique, ne confortent-ils pas eux-mêmes ce rejet de l’histoire ? Certes on peut comprendre Lévinas quand il que « l’œuvre n’est possible que dans la patience, laquelle, poussée à bout, signifie pour l’agent : renoncer à être le contemporain, agir sans entrer dans la Terre Promise »48. Et pourtant le patient (l' »agent ») entrerait-il dans le travail de la cure — le travail de l’œuvre — , s’il n’avait pas la certitude objective qu’on peut entrer dans cette Terre, s’approprier cette Chose ?

Enfin le savoir.

Car il n’y a plus, pour qui s’engage, à partir du discours psychanalytique, vers son œuvre propre, qu’à affirmer le savoir. Savoir qui est, en soi, intériorité et en même temps vérité — intériorisation de la vérité existante, appropriation de cette vérité et à cette vérité, achèvement de l’épreuve de l’existence. Savoir dont l’affirmation suppose, outre la grâce et l’élection, la foi — n’en disons pas plus. Mais savoir qui est certes, en soi, raison pure, et qui s’ordonne selon une structure, non plus quaternaire comme l’œuvre en général, ni quinaire comme l’histoire, mais sénaire, doublement ternaire. Car le cinquième terme, celui qui mène le travail historique de l’œuvre, ne reveut absolument la finitude radicale, dont il dénonce la dissimulation dans le quaternaire traditionnel de l’analogie, que pour autant qu’il s’efface comme terme ultime au profit d’un autre, d’un sixième terme. Sixième terme dans lequel est répété, et enfin accueilli dans sa vérité, le ternaire absolu, d’abord rendu abstrait et faux. De ce savoir, ne soulignons que ces deux points-ci (simples indications, dont l’une nous conduit au nœud borroméen de Lacan). D’une part, ce savoir suit, dans sa méthode spéculative, le ternaire absolu : chaque terme ou concept implique une contradiction qui ne pourra être finalement résolue que par ce qui viendra de l’Autre comme tel, comme tiers terme. Mais, d’autre part, il ne peut obtenir sa reconnaissance que dans la mesure où la falsification primordiale du ternaire a été elle-même pleinement reconnue, et donc dans la mesure où le discours dans lequel ce ternaire se donne se rapporte à un autre discours, avec un autre ternaire : double ternaire dès lors, sénaire, à partir de quoi se déploie tout le jeu des discours.

Pareil savoir, Lacan certes l’évoque très souvent. Quoiqu’il le désigne comme savoir inconscient, savoir insu, il le fait certes passer, en quelque manière, à la conscience. Mais il ne le pose jamais — et ne doit pas le poser — dans sa rationalité pure. Ce que seule peut et doit faire la philosophie. Quant à la structure sénaire par laquelle on accède à ce savoir, Lacan, malgré l’annonce faite à la dernière séance de R.S.I., n’en dit presque rien. Notons simplement ce qu’il avance, dans l’avant-dernière séance, sur le cartel : « Pourquoi ai-je posé qu’un cartel, ça part de trois (plus une) personnes, ce qui en principe fait quatre, et pourquoi ai-je donné comme maximum ce cinq grâce à quoi ça fait six ? Est-ce à dire qu’il y en a trois qui doivent incarner le symbolique, l’imaginaire et le réel ? La question pourrait se poser, je pourrais être dingue. Mais n’avez-vous jamais entendu parler de l’identification ? Ce que je souhaite, c’est quoi ? L’identification au groupe »— identification au groupe, et donc savoir, mais psychose quand même (ainsi, quelques semaines avant : « Je prends soin de vous dire que je ne me monte pas le bourrichon, que je ne crois pas que j’aie trouvé le dernier mot. Penser qu’on a trouvé le dernier mot, serait-ce de la paranoïa ?  » — après avoir répondu Non, Lacan conclut pourtant : « Mais enfin, quand même, ce serait de la paranoïa »49). Notons aussi, et surtout, ce par quoi il avait commencé, énigmatiquement, cette séance : « J’ai imaginé ce matin à mon réveil deux petits dessins de rien du tout. Il s’agit de deux triangles du type le plus ordinaire, qui s’entrecroisent « . Lacan retrouverait alors, non plus Heidegger ni Lévinas, mais Rosenzweig, l’auteur de L’Étoile de la Rédemption, le premier qui, dans la philosophie, ait explicité la portée de la structure sénaire, et qui ait eu l’idée que la suprême vérité était constituée de deux triangles qui « se chevauchent en se croisant ». Dont l’un, abstrait et, en soi, faux, est, pour Rosenzweig, celui du paganisme. Et l’autre, concret et vrai, celui de la Révélation. Le tout constituant l’Etoile de la Rédemption ou Etoile de David. Et Rosenzweig conclut : « L’Etoile de la Rédemption est devenue visage qui me regarde et à partir duquel je regarde »50. Ce qui correspondrait, chez Lacan, dans R.S.I., à la « consistance » de l’imaginaire, et à ce qu’il appelle finalement la nomination de l’imaginaire comme inhibition. Certes Rosenzweig, tout en parlant dans la philosophie, ne propose pas un système rationnel pur. Et cela, parce qu’il ne veut pas montrer la raison se déployant dans le premier ternaire. Parce que, tout en affirmant la vérité, à la fois, du judaïsme et du christianisme, il ne pose pas, à la différence de Lacan, l’absolu du Dieu trinitaire. Mais tous les termes de Rosenzweig sont constitués d’une dualité qui devient contradiction, laquelle doit être traversée jusqu’au bout et ne sera résolue que par un tiers terme qui est un Autre imprévisible51. Où nous retrouvons le nœud borroméen de Lacan. Nœud dont Lacan dit : « Pour figurer le rapport des sexes [rapport impossible, rappelons-le], j’ai trouvé la figure de deux 1 sous la forme de deux cercles qu’un troisième noue de ce qu’ils ne soient pas entre eux noués ». Nœud dans lequel, avait-il souligné, « l’existencedevienttangible »52.

Mais il est sûr que le sujet toujours d’abord s’arrête au savoir faux du monde ordinaire — et à un savoir toujours plus ou moins secrètement fondé sur l’Autre absolu faux, le Dieu obscur du paganisme. De sorte que le savoir vrai ne peut obtenir sa reconnaissance universelle, au moins implicite, que si, d’une part, les éléments essentiels en ont été posés dans le monde social par la Révélation, et si, d’autre part, l’homme lui-même s’est montré capable d’accéder à une religion vraie, laissant toute sa place à la raison. C’est ce qui apparaît déjà, en partie, chez Lacan lui-même. Lacan qui récuse, au nom de la psychanalyse, la philosophie, et la renvoie au savoir traditionnel, à la cosmologie païenne (« Tout ce qui s’était fait de philosophie suait le rapport sexuel à plein bord » — ce que Freud justement aurait noté). Et Lacan oppose alors au savoir prétendu de la philosophie son savoir inconscient (« Je ne crois pas que cela me mette en continuité avec une interrogation philosophique. Il y a plutôt rupture. L’émergence de l’inconscient comme un savoir, un savoir propre à chacun en particulier, est de nature à changer complètement la notion du savoir qui a dominé dès l’Antiquité »). Mais dans le même mouvement il fait référence, pour son savoir inconscient, à la religion. Non seulement à la religion en général (« La religion est vraie. Elle dit que Dieu ex-siste, qu’il est l’ex-sistence par excellence, c’est-à-dire qu’il est le refoulement en personne. Il est même la personne supposée refoulement. C’est en ça que la religion est vraie »). Mais précisément, dans l’histoire, contre la cosmologie païenne, au christianisme et au judaïsme. Au christianisme d’abord (« C’est là que prend illustration ce que j’ai appelé la vérité d’une certaine religion. Ce n’est pas tout à fait au hasard qu’elle arrive à une trinité divine, et ce, contrairement à la tradition sur laquelle elle se branche » — précisons : la tradition philosophique, qu’elle « hume », jusqu’à y découvrir l »‘existence »). Référence au christianisme (« Fruit de la triade qu’en l’adorant il dénonce dans sa vraie nature : Dieu est le pas-tout qu’il a le mérite de distinguer, en se refusant à le confondre avec l’idée imbécile de l’univers » — Dieu identifié au « trou comme tel »). Mais référence aussi au judaïsme (« On ne peut pas dire que là dessus les Juifs ne soient pas gentils. Ils ont bien expliqué ce qu’est ce qu’ils appellent le père. Ils le foutent en un point de trou qu’on ne peut même pas imaginer — Je suis ce que Je suis, ça c’est un trou, non ? Un trou, si vous en croyez mes petits schèmes, ça engloutit, et puis il y a des moments où ça recrache. Ça recrache quoi ? Le nom, le père comme nom »53). Lacan retrouve ici à nouveau, à sa manière, Rosenzweig proclamant la « vérité éternelle » comme, à la fois, juive et chrétienne. Mais la philosophie, pour que le savoir qu’elle veut puisse se poser comme universellement reconnu, doit quant à elle, allant au-delà de ce que Lacan penseur de l’existence pouvait énoncer dans le discours psychanalytique, et au-delà, de même, de Rosenzweig, donner vérité à toutes les religions fondamentales. Et non seulement aux religions qui portent l’histoire, mais à d’autres qui l’ignorent ou semblent la refuser. A l’islam par quoi la Révélation va jusqu’à son terme. Et au bouddhisme, qui montre la possibilité, pour l’homme, d’atteindre à une religion vraie — et, à partir du bouddhisme, aux autres religions vraies de l’Asie, taoïsme, confucianisme et hindouisme. Alors il ne s’agirait enfin plus, hors le sexe qui en vit, de sadiquement « rejeter dans l’Autre la douleur d’exister »54. Dans l’Autre comme individu. Mais aussi dans l’Autre en tant que fidèle d’une religion qui n’est pas la nôtre. Et ultimement dans cet Autre par excellence qu’est la religion. C’est jusque là, selon moi, que nous conduit Lacan penseur de l’existence.