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Carl Schmitt et le drame de la pensee contemporaine - Alain Juranville, Philosophe

Articles et conférences

Publié dans le volume collectif intitulé : L’antijudaïsme à l’épreuve de la philosophie et de la théologie (dir. Danielle Cohen-Lévinas et Antoine Guggenheim), Paris, Seuil, 2016

Carl Schmitt. L’un des rares, sinon dans toute l’histoire de la philosophie, du moins à l’époque contemporaine, à avoir pris des positions ouvertement antijudaïques, voire antisémites. Comment ne pas le condamner d’emblée, et définitivement ?

J’adopterai bien plutôt l’attitude de Jacob Taubes. Lui, « archijuif » et « conscient de faire partie de ceux qui furent stigmatisés comme ennemis » par Schmitt, il veut comprendre. Il veut comprendre pourquoi les deux penseurs allemands les plus éminents de son temps, Martin Heidegger et Carl Schmitt, se sont engagés auprès du régime nazi. Il ne veut pas se borner à dénoncer quelque opportunisme ou quelque bassesse. Il ne veut pas manquer l’essentiel. Ayant, de son propre aveu, beaucoup appris de Schmitt, sachant que « le peuple juif a poursuivi ce dernier toute son existence », il est, après bien des hésitations, allé le voir dans sa retraite de Plettenberg, où il a eu avec lui des entretiens « tempétueux ». « Je veux, dit-il dans un article après la mort de Schmitt, témoigner de mon respect pour Carl Schmitt, un esprit qui était encore vif, jusque dans son plus grand âge »1. Et il prononce, très peu de temps avant de quitter lui-même cette vie, des conférences sur l’Epître aux Romains de saint Paul, dont il avait justement débattu les thèmes avec Carl Schmitt, qui lui avait demandé de les exposer publiquement.

Ce que je voudrais ici, c’est essayer de comprendre moi aussi Carl Schmitt, et de comprendre en même temps la complicité que Taubes a nouée avec lui.

Je dirai qu’ils butent l’un et l’autre sur le problème de l’élection (dont se réclame depuis Moïse le peuple juif) et qu’ils ne peuvent la déterminer que comme la voient et la tradition juive et la tradition chrétienne, et comme la voit saint Paul, en tant que préférence, en tant que choix arbitraire et souverain de Dieu.

Je dirai que l’élection ne peut apparaître dans toute sa vérité qu’après l’Holocauste, et après que le peuple juif et le monde historico-chrétien ont réagi devant la catastrophe comme ils l’ont fait, l’un en fondant l’État d’Israël, l’autre en assurant à cet État la reconnaissance internationale.

Je dirai que faire apparaître l’élection dans toute sa vérité, c’est ce qu’a commencé à faire Emmanuel Lévinas à l’extrême fin de la pensée contemporaine2. En soulignant que l’élection est offerte à chacun et caractérise toute conscience morale ; qu’elle s’accomplit dans la responsabilité pour la justice ; et qu’elle doit être communiquée à tous les hommes.

Je dirai qu’elle ne peut être fixée objectivement que quand, dans la pensée philosophique, on affirme non seulement l’existence (à quoi s’arrête la pensée contemporaine), mais aussi l’inconscient que proclame la pensée nouvelle propre au monde d’aujourd’hui, et quand on montre comment l’élection est alors effectivement communiquée à chacun.

Je dirai enfin que c’est ce que ne pouvaient faire ni Carl Schmitt, ni Jacob Taubes. Carl Schmitt, le plus important penseur politique de l’époque contemporaine (celle qui, débutant après la Révolution française, va jusqu’à l’Holocauste) ; le penseur qui à la fois, comme Kierkegaard, affirme l’existence et, comme Marx, veut proclamer l’autonomie créatrice de cette existence ; le penseur qui par là même sera déchiré par la contradiction fondamentale de cette époque. Jacob Taubes, subtil et rude philosophe, qui a bien pressenti le décisif qu’apporte Freud, et notamment pour la relation entre le judaïsme et le christianisme, mais qui est resté pris dans la tradition juive.

Commençons par ceci que l’élection, supposée par la philosophie — et par l’histoire qu’elle introduit —, ne pourra être proclamée comme telle — et le judaïsme serait alors reconnu dans sa vérité universelle — que quand le monde social entrera dans la fin de l’histoire. Et que jusqu’alors elle ne peut être, et le judaïsme avec elle, que rejetée socialement, d’un rejet qui prolonge le rejet sacrificiel païen, d’un rejet par la terreur. Rejet traditionnel — antijudaïsme — qui se marque notamment quand le monde devient chrétien, et dont relève à son point de départ Carl Schmitt.

L’histoire en effet — voulue par la philosophie, et même d’abord par le judaïsme (sans lequel la philosophie n’aurait pu apparaître) — suppose l’élection, mais d’abord exclut de la poser comme telle et même la rejette. Elle suppose agissante l’élection qui veut la justice — et dont l’exigence se répétera jusqu’à soit institué un monde où chacun puisse advenir comme individu. Et néanmoins demeurera toujours l’entraînement païen vers la violence sacrificielle qui, exercée au nom de la communauté, empêche l’individu d’advenir, et aussi longtemps que cette violence ne sera pas réduite à sa forme minimale, assumable avec et par l’individu, le monde historique effectif rejettera l’élection. Ainsi pour Socrate qui, par l’affirmation de l’idée (fondatrice de la philosophie), a bien libéré l’individu en chacun de ses interlocuteurs — de là l’institution de l’État, à Athènes, puis à Rome. Mais Socrate n’a pas libéré le peuple, toujours pris dans l’évidence sacrificielle — de là sa condamnation par les Athéniens. Ainsi pour le Christ qui, par l’affirmation (et donc la dénonciation, mais aussi le pardon) du péché, libère, lui, le peuple de l’évidence sacrificielle — de là l’institution de l’Église qui, en soi, rappelle à l’État ce vers quoi il doit aller (la justice). Mais le Christ, ayant rendu la justice acceptable par tous, ne l’a pas fait accepter de tous (il n’avait pas à le faire, il laissait les hommes libres) — de là la repaganisation de l’Église, et notamment l’antijudaïsme chrétien traditionnel, l’accusation de « déicide » tournée contre le peuple juif et les pogroms lors des croisades. Et même ce penseur qui, venu du peuple juif, a été l’un des très grands penseurs de l’histoire de la philosophie, Spinoza, témoigne de l’impossibilité dans laquelle se trouvent le monde et les hommes de son temps de reconnaître comme telle l’élection3. Pour lui, de deux choses l’une. Ou bien l’élection est considérée comme concernant la « vertu véritable », et alors elle n’est que l’« ordre fixe et immuable de la nature » et elle vaut d’emblée pour tous les hommes qui tendent à s’y conformer selon le socratique Nul n’est méchant volontairement : rien pour lui comme ce qu’est pour nous l’élection, une exigence éthique pure qui, appel de Dieu à rompre avec l’entraînement ordinaire dans le mal, surgirait imprévisiblement et ne serait d’abord accueillie que par certains (en l’occurrence le peuple juif). Ou bien l’élection est envisagée comme attribuée aux Juifs préférentiellement, et alors elle n’a aucune validité et consistance philosophique, et y prétendre est inacceptable. Toujours l’antijudaïsme traditionnel.

Or telle est la position fondamentale de Carl Schmitt qui, théoricien du droit public et penseur politique, s’efforce de montrer la puissance et la vérité de ce qui a été édifié par l’Église, par l’Église catholique, comme construction théologico-politique. Certes le droit avait commencé à Rome, mais ce contre quoi il doit être établi, la tendance au mal et à l’injustice, était resté indéterminé. L’Église part, elle, du péché de l’homme et, sur ce fond, elle élève un magnifique édifice de droit — le droit canonique — qui prolonge le droit romain et qui montre comment, malgré et avec cette tendance au mal, l’homme peut être dirigé vers le bien. Construction théologico-politique : à partir de la révélation et du péché de l’homme et de la transcendance absolue de Dieu est établi ce qui est possible comme ordre dans le monde social. Au-delà du pouvoir de l’État qui exécute, l’Église comme autorité (Schmitt rappelle volontiers la formule du pape Gélase I° : « Il y a deux choses qui régissent principalement ce monde : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal ») indique à l’État ce vers quoi il doit aller comme ordre du monde, à la fois péché et raison. L’Église serait ainsi une complexio oppositorum (« Car le dogme tridentin du péché originel, à la différence de la conception luthérienne, ne parle pas d’abjection totale, mais simplement de défiguration, d’image ternie, de blessure, et laisse pleinement subsister la possibilité d’aller naturellement vers le bien »4). Elle s’opposerait au protestantisme, à son refus, au nom du péché, d’une raison absolue (alors qu’elle-même reste attachée aux preuves de l’existence de Dieu), à son arrêt à la raison finie de la science et de la technique et à sa « déchirure entre nature et grâce ». Elle s’opposerait à l’orthodoxie, à son refus, toujours au nom du péché, de toute raison et à sa prédilection pour le prophétisme (« Toute la sauvagerie fanatique d’un prophétisme effréné est tenu à l’écart par une telle formation [celle du pape comme vicaire du Christ] »5). Et elle s’opposerait aussi, et d’abord, au judaïsme sous prétexte que, ayant refusé le Christ, il ignorerait le péché originel — illusion bien sûr, le judaïsme ne faisant que refuser certaines conséquences tirées d’un tel péché (et notamment l’impossibilité prétendue qu’un monde juste soit jamais institué que chacun pourrait réinstituer librement dans l’autonomie de sa raison à lui).

Mais ce n’est pas, dirais-je, parce que le monde historique rejette d’abord l’élection (que néanmoins il suppose agissante en lui), qu’il ne pourra pas finalement, quand la fin de l’histoire aura été atteinte, lui laisser place et la proclamer — et de même pour le judaïsme. Et ce n’est pas parce que l’Église effectue d’abord le même rejet, qu’elle est vouée à le répéter à jamais. Le monde historique et, en lui, l’Église catholique n’acceptent-ils pas en effet que soit dénoncée leur repaganisation ? Ainsi l’Église, accueillant la critique venue de la Réforme protestante, procède à la Contre-Réforme et liquide les abus les plus criants (ignorance, débauche, luxe tapageur, etc.). De même pour la critique qui vient du monde orthodoxe (grec et russe) quant à une spiritualité insuffisante du côté du pathétique et de la contemplation. Et l’on peut comprendre que l’Église maintienne contre vents et marées, face aux autres confessions chrétiennes, l’exigence d’un rationalisme absolu, puisque cela va dans le sens de l’histoire voulue par la philosophie, l’exigence de rationalisme étant celle-là même de la philosophie, le seul problème étant celui du péché. Certes le péché aura fait s’effondrer pour les hommes une certaine raison traditionnellement conçue (d’où la légitimité existentielle du protestantisme et de l’orthodoxie). Mais la philosophie en viendra à l’époque contemporaine, on va le voir, à penser le péché (comme désespoir), et il ne restera plus qu’à déployer effectivement la raison à partir de là. Reste que l’histoire qu’il faudra concevoir avec le péché (avec le désespoir, avec ce qu’on nommera plus tard la pulsion de mort) ne pourra plus être une histoire à la Hegel où, par un progrès naturel et nécessaire, par un développement interne, fût-il dialectique et accompagné de contradictions, un sens toujours déjà là se réalise peu à peu. Mais une histoire qui dépendra des interventions en elle de l’Autre divin et de l’accueil que l’homme fait de ces interventions. C’est chez Schmitt la théorie du Catechon, du Retardateur (qu’il reprend, après saint Augustin, de la II° Epître aux Thessaloniciens). Pour Schmitt, le Catechon est d’abord, comme pour Augustin, l’Empire romain, mais il est ensuite le Saint Empire Romain Germanique, ou la Parole de Dieu comme le veut Calvin, et il peut même être tel penseur comme Hegel, voire comme lui-même Carl Schmitt. Retardateur, grâce à l’ordre déployé, de la venue de l’Antéchrist, juste avant le Jugement dernier. « Je crois au Catechon, dit Schmitt. Il est, pour moi en tant que chrétien, la seule possibilité de comprendre l’histoire et de la trouver sensée »6. Taubes s’accorde tout à fait avec cette conception de l’histoire, et du temps comme délai. Je dirais, quant à moi, que le Catechon est l’exigence d’instituer le monde juste.

A l’époque contemporaine (celle qui commence après la Révolution française et que caractérise l’affirmation de l’existence, de la relation à l’Autre), l’élection, qui est engagement à assumer l’existence jusqu’au bout et devant tous les autres, semble pouvoir enfin être proclamée socialement ; mais aussitôt elle est réputée devoir être tue socialement, sauf à contredire la finitude constitutive de l’existence — et à la fausser elle-même. Position de Kierkegaard. Et de fait, dès qu’on veut, avec Marx, proclamer socialement l’élection, on est voué, contredisant l’existence, à la contredire elle-même, à ne la garder que comme fausse (c’est la prétendue supériorité native) et la rejeter à nouveau comme vraie (comme élection éthique, de responsabilité), et cette fois-ci en s’attaquant expressément au peuple qui s’en réclame depuis l’origine, le peuple juif. Tous mouvements de pensée que traverse Carl Schmitt. L’antijudaïsme devenant antisémitisme.

La philosophie se voue en effet, à l’époque contemporaine, à une contradiction radicale. Entre, disons, Kierkegaard et Marx. D’une part, ceux qui s’attachent, à partir de Kierkegaard, à l’affirmation de l’existence. Affirmation capitale pour la philosophie qui donne une place décisive, depuis Socrate, à l’objection venue de l’autre homme dans le dialogue. La philosophie nouvelle voit, dans l’affirmation de l’existence, l’assomption, contre toute la tradition philosophique de Platon à Hegel, d’une fondamentale volonté du mal pour le mal, d’un primordial refus de l’existence essentielle (de la relation à l’Autre en tant que c’est de celui-ci que viendra l’essentiel, la vérité) — primordial refus qu’on peut appeler finitude radicale et qui se manifeste suprêmement par le déploiement du monde et du savoir ordinaires. L’assomption de ce refus, les hommes ne pourraient pas se l’assurer eux-mêmes, pris qu’ils sont en lui, et elle ne leur serait rendue possible que par un Autre absolu au-delà de l’humain, par l’Autre divin. Ils effectuerait cette assomption en s’arrachant au monde ordinaire et en devenant individus. Mais ceux qui affirment ainsi l’existence excluent que pareille autonomie d’individu, existante, créatrice, puisse être posée comme telle, et notamment comme principe d’un savoir nouveau (lequel est réel néanmoins), parce que ce serait contredire la finitude et ne poser en fait à nouveau que l’illusoire maîtrise traditionnelle de l’homme, son autonomie abstraite. Pas, dans ces conditions, de monde nouveau et juste à instituer. Pas de politique. Pas d’histoire. Et, d’autre part, ceux qui maintiennent, avec l’affirmation de l’existence, la volonté d’un savoir vrai et d’un monde juste et tentent de poser pour cela, à partir de Marx, l’autonomie créatrice nouvelle. Volonté tout à fait légitime du point de vue de la philosophie. La philosophie dénonce alors, dans le monde ordinaire (« bourgeois »), un prolongement du monde traditionnel sacrificiel qui aliène l’homme de son individualité créatrice. Elle dénonce précisément ce prolongement dans le capitalisme. Et elle se donne comme objectif d’abolir ce capitalisme — et tout ce qu’il implique (État, etc.). Mais le monde qu’elle vise, la « communauté des individus complets », ne peut que tendre, comme idéal, qu’à exclure toute finitude radicale, toute volonté du mal pour le mal, à empêcher à nouveau l’assomption par l’individu de cette finitude et à répéter le système sacrificiel traditionnel — et à le répéter en aggravé, puisque l’individu a été, avec l’existence, proclamé comme tel.

Or Schmitt s’établit avant tout, en tant que penseur, dans la première possibilité (la « pensée de l’existence »), parce qu’y est fixé spéculativement ce qui constituait sa position de départ. Le péché (« Toutes les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c’est-à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement problématique »). Le Dieu transcendant du judéo-christianisme. L’intervention de ce Dieu dans l’histoire des hommes (suprêmement l’événement du Sacrifice du Christ : il parle du « centre inoccupable qui n’est pas une idée, mais un événement historique, l’incarnation du Fils de Dieu »7). L’autonomie alors rendue possible à l’homme. Ce qui se manifeste, dans la Théologie politique de 1922, par l’insistance portée sur la décision, sur la décision souveraine (« Souverain est celui qui décide de la situation exceptionnelle »). Décisionnisme de l’acte imprévisible, contre le normativisme de Kelsen, néokantien qui ne voit dans la décision que l’application d’une norme intemporelle. Glorification de la rupture en général, et notamment du miracle, et qu’on retrouverait dans la présentation du Nomos — qui est bien la loi tout simplement, mais en tant qu’on s’attache à l’acte qui l’énonce et la fait valoir. Et ce qui se manifeste encore, dans le même ouvrage, par la citation d’un texte du « théologien protestant »8 (Kierkegaard, qui n’est pas nommé) sur l’exception — c’est-à-dire sur l’individu (non pas certes l’individu individualiste que Schmitt récuse, comme Kierkegaard l’eût récusé). On peut comprendre par là pourquoi tant de penseurs issus du judaïsme se sont sentis proches de Schmitt, comme ils se sont sentis proches de Heidegger. Ainsi Schmitt louangé dans son opposition à Kelsen (pourtant issu lui aussi du judaïsme) par Benjamin, Taubes et Derrida. De même Heidegger suivi dans son opposition à Cassirer (pourtant issu lui encore du judaïsme) par Rosenzweig, Lévinas et Derrida. Tout cela parce que l’un et l’autre (après Kierkegaard) accordent une place décisive à la relation à l’Autre absolu (explicitement ou non), à la finitude radicale et à l’élection (accueil, dans l’autonomie, de l’appel de cet Autre). Certes le judaïsme avait pu légitimement se retrouver dans la volonté philosophique traditionnelle de justice et de raison (Kelsen et Cassirer étaient justifiés), mais maintenant c’était le cœur du judaïsme, l’élection, qui devenait pensable. Reste qu’avec la première possibilité (la « pensée de l’existence ») on devait s’abstenir politiquement, renoncer à établir une justice rationnelle et en fait laisser régner l’ordre social traditionnel — dans la crainte de l’abîme qui sinon s’ouvrirait, laquelle a trouvé des arguments dans les révolutions de 1848. De là la référence par Schmitt, dans le chapitre IV du même ouvrage, aux penseurs contre-révolutionnaires Bonald, de Maistre et Donoso Cortés. De même, souligne Taubes9, que Benjamin s’est attaché, pour la vérité existentielle, tout marxiste qu’il se voulait, à des « auteurs dits réactionnaires » (Proust, Green, Jouhandeau, Baudelaire, Stephan Georg).

Mais, en tant que penseur politique, Schmitt tend à rejoindre la deuxième possibilité, celle où la pensée philosophique est entraînée malgré tout à poser comme telle, socialement, l’autonomie nouvelle, créatrice. Il tend à dépasser la rupture purement éthique et intérieure de Kierkegaard, sa décision qui est certes un acte imprévisible, mais sans conséquences sociales, « mondaines ». Il tend à dépasser le refus kierkegaardien de la politique et de l’histoire. Comme Marx, il pense l’intervention politique et il veut intervenir politiquement. Certes quand il oppose, au IV° chapitre de la Théologie politique, les théoriciens de la contre-révolution (Bonald, de Maistre, Donoso Cortés) aux théoriciens de la révolution anarcho-socialiste (Proudhon, Bakounine), il reprend à sa manière l’opposition de Kierkegaard et de Marx — et il se place d’abord du côté de Kierkegaard (et des penseurs contre-révolutionnaires), et il redoute les conséquences dramatiques que pourrait avoir (elle les a eues) l’action politique comme révolutionnaire. Mais, en tant que penseur politique, il vise une rupture et une décision qui ne soient pas seulement intérieures, individuelles, éthiques, mais extérieures, sociales, politiques. La décision souveraine dont il a fait la théorie met fin à la guerre civile, et a donc des conséquences sociales et politiques. Et il se rapproche en cela de Marx (Taubes dit qu’il aurait pu devenir léniniste). De Marx qui, supposant l’existence et voulant en poser l’autonomie (de même Schmitt : « Dans l’instant, la décision se détache des arguments qui la fondent et prend une valeur autonome »), a voulu une rupture sociale et politique — et a, par là, voué sa haute pensée philosophique à se réduire à l’idéologie (danger que n’est pas sans percevoir Schmitt qui parle, pour Hitler et ses décisions prétendument souveraines, de « subjectivisme intentionnel »10). Vu son point de départ et ses prises de position politiques, Schmitt ne rejoint certes pas l’idéologie venue de Marx, l’idéologie communiste, mais celle qui se développe contre elle, et qui se réclame d’abord de l’individu contre la communauté, puis de la force de vie de cet individu, puis de la nature et enfin de la nation, l’idéologie nationaliste. Et c’est ainsi qu’avec ses amis de la « Révolution conservatrice » (Heidegger, Jünger, Möller van den Brück, etc.) il cherche à instaurer à la fin de la République de Weimar une République présidentielle autoritaire qui protégerait et des communistes et des nationaux-socialistes11. Une République autoritaire à tendance dictatoriale — Donoso Cortés, loué par Schmitt, appelait déjà, contre l’abîme de la révolution, à une dictature, et Schmitt a publié en 1921 un ouvrage sous ce titre. Idéologie communiste ou idéologie nationaliste, c’est dans le cadre de l’idéologie en tout cas que s’extrémise la distinction constitutive du politique selon Carl Schmitt, entre l’ami et l’ennemi. L’ennemi (ennemi de classe ou ennemi de la nation) est certes l’autre, l’étranger (« Il se trouve être simplement l’autre, l’étranger »12). Mais il est toujours foncièrement l’individu qui met en question le discours de la communauté — individu à sacrifier. Et il est suprêmement, parmi les peuples, celui qui incarne l’exigence d’individualité et de justice, le peuple juif.

L’époque contemporaine est donc inévitablement entraînée vers la catastrophe, et même vers la catastrophe absolue, puisque la terreur (terreur sacrificielle du paganisme devenue terreur des systèmes totalitaires engendrés par les idéologies) va y être exercée explicitement, par le régime nazi, contre le peuple juif, le peuple qui se réclame, depuis l’origine, de l’élection. Entraînement fatal qui saisit Carl Schmitt, même si, assez vite, après avoir au début soutenu la politique antisémite du régime, il pressent, du fait de sa position menacée de penseur, de philosophe, que pareille politique amènera à la catastrophe parce qu’elle va contre le sens de l’histoire.

L’époque contemporaine en effet est entraînée, avec l’avènement du régime nazi, à commettre ce qu’on doit appeler un « passage à l’acte » — où il semblerait que ce qui n’était qu’idées et paroles devînt enfin réalités et actes. Accomplissement dérisoire dans lequel la philosophie risque toujours de se fourvoyer. Ainsi Platon et, après la condamnation de Socrate, ses tentatives avec Denys de Syracuse. Ou Marx voulant « réaliser la philosophie ». Comme si l’action de la philosophie consistait simplement et directement à réaliser ses idées ! Comme si son action n’était pas bien plutôt de libérer la puissance d’agir en chacun et, en cela seulement, de donner réalité à l’Idée ! Comme si, souligne Hannah Arendt, l’« agir » devait se ramener à un « faire » ! Hitler, dira plus tard Carl Schmitt, « faisait sérieux, un sérieux animal », parce qu’il « prenait les choses au sérieux », parce qu’il était un « réalisateur », un « pur exécuteur », hélas « sans foi », des « idées jusque là si pures d’acte, de volonté, de puissance, de race, de génie »13. On peut douter du caractère forcément pur de ces idées. On peut douter que l’accession au pouvoir d’Hitler inspiré, note Schmitt, par un désir de revanche après la défaite de 1918 et, plus précisément, par ce qu’on peut appeler l’« esprit de vengeance », puisse conduire à autre chose qu’à un passage à l’acte. En tout cas, Hitler accède au pouvoir en 1933 par, souligne Schmitt, une « révolution légale ». Il se fait remettre les pleins pouvoirs par une loi votée le 24 mars. Aussitôt Heidegger et Schmitt s’engagent auprès du nouveau régime. Heidegger devient recteur de l’Université de Fribourg. Il prononce des discours enflammés. Il exalte l’esprit du peuple (qui est « la mise à l’épreuve la plus profonde des forces qui lient un peule à son sang et à son sol »), Hitler incarnant l’esprit du peuple allemand, étant « la réalité allemande d’aujourd’hui et du futur, ainsi que sa loi »14. Schmitt collabore à la rédaction de lois, accède à diverses fonctions officielles dans le domaine du droit, devient, grâce à Goering, conseiller d’Etat de Prusse. Il publie alors notamment, en 1934, un ouvrage intitulé : Les trois formes de pensée juridique, où il avance que le droit peut être envisagé soit comme norme, soit comme décision, soit comme ordre, ordre concret (comme il aime dire). Contre le normativisme toujours, mais aussi au-delà de son propre décisionnisme, il s’attache maintenant à l’« institutionnalisme », par quoi il tente de rejoindre le national-socialisme. L’esprit du peuple, du peuple allemand, s’incarnerait dans le chef qui, par ses décisions, établirait les institutions (« Le Führer protège le droit », il est « le Nomos du peuple allemand »). Et c’est au nom de cet « esprit du peuple » que sera mise en place la politique antisémite — annoncée dès Mein Kampf (« En me défendant contre le Juif, je combats pour l’œuvre du Seigneur »). On peut douter, là encore, que cet esprit, ce Seigneur, soit le vrai, celui de la Révélation. Schmitt est en tout cas prêt à approuver cette politique antisémite, lui qui, dans ce même ouvrage, oppose, à la « pensée germanique médiévale », ces « peuples qui, sans terre, sans État, sans Église, n’existent que par la Loi [ou Norme] »15.

Or Schmitt commence par soutenir activement la politique du régime nazi, notamment sa politique antisémite. C’est ainsi qu’il donne son appui aux lois de Nuremberg de 1935, édictées lors de la « Journée du parti du Reich pour la liberté ». Parmi lesquelles la « loi pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand », loi qui interdisait le mariage « entre juifs et citoyens de l’Etat allemand ou de sang apparenté », et qui interdisait aux « juifs » d’« employer à domicile [en position donc de maîtres] des femmes de moins de quarante-cinq ans possédant la citoyenneté allemande ou étant de sang apparenté ». Ces lois sont, dit Schmitt, « la constitution de la liberté, le cœur de notre droit allemand d’aujourd’hui » ; c’est à partir d’elles que se détermine « pour nous, ajoute-t-il, la moralité et l’ordre public, la politesse et les bonnes mœurs »16. Et c’est encore ainsi que, pour tenter d’assurer sa position dans le régime, il organise les 3 et 4 octobre 1936 un colloque intitulé : La science allemande du droit dans son combat contre l’esprit juif. Où il prononce le discours de clôture. Il y dénonce tout ce qui pourrait avoir une origine juive. Tout ce qui est marqué non pas par une quelconque race juive au sens biologique (il ne croit pas qu’il y en ait une17), mais par l’« esprit juif » — transmis comme héritage par la famille (et, en ce sens simplement, « racial »). Dénonciation parce que cela irait contre l’« esprit du peuple allemand ». « Décisif, dit-il alors, le problème des citations. Pour nous, un auteur juif n’a aucune autorité, et pas non plus d’autorité “purement scientifique”. Ajouter le mot et la désignation “juif” n’est pas chose formelle, mais essentielle. La purification de notre littérature juridique ne serait sinon pas possible. Si c’est nécessaire pour quelque raison objective, alors simplement avec “juif” en appendice. Rien que de la simple prononciation du mot “juif” émanera un salubre exorcisme »18. L’antijudaïsme est alors clairement antisémitisme, rejet des Juifs non pas parce qu’ils ne reconnaissent pas la divinité de Jésus de Nazareth, mais parce qu’ils ont de famille, en héritage, l’esprit juif. De sorte qu’aucune assimilation n’est radicale, et que Schmitt pourra dire, même après la guerre : « C’est précisément le Juif assimilé qui est le véritable ennemi ».

Mais Schmitt va peu à peu reconnaître l’impasse, et l’horreur humaine, auxquelles entraîne la politique nazie, et la catastrophe dans laquelle elle précipite le monde. Cette politique irait en effet contre la philosophie en général, et contre sa position à lui de juriste du droit public et de penseur politique (pour lui, droit et philosophie se confondent). Elle irait contre le christianisme dont il se réclame. Elle irait, en tant que paganisme extrémisé, contre le sens de l’histoire. Ce dont témoigne l’ouvrage de 1938, Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes. Où il se montre certes toujours aussi obsédé par la « question juive » (ainsi pour les considérations quant à ce qu’il en est du mythe du Léviathan comme monstre marin dans la mystique juive médiévale). Et où il emploie certes, pour parler des « juifs », un ton toujours aussi intolérable. Mais ce qui y est dit est significatif. Hobbes aurait voulu selon Schmitt (aux dires de Leo Strauss dans sa recension de l’ouvrage) rétablir l’« unité païenne originelle et naturelle entre politique et religion », entre extérieur et intérieur. Mais le « premier juif libéral » (Spinoza) aurait, dit Schmitt, vu en germe, dans la doctrine même de Hobbes, la séparation possible entre l’intérieur et l’extérieur — et la place que peut y prendre la liberté de conscience, voire la liberté d’expression. Le « philosophe juif » aurait « développé ce germe jusqu’à ses ultimes conséquences, jusqu’à ce que le Léviathan eût été dépossédé de son âme de l’intérieur ». Moïse Mendelssohn (avec Kant et bien d’autres, Schmitt doit l’admettre) aurait « fait valoir avec succès la séparation entre extérieur et intérieur, droit et morale, etc., avec l’instinct infaillible qu’un tel travail de sape et d’évidemment du pouvoir étatique est le plus sûr moyen de paralyser le peuple étranger et de parvenir à l’émancipation du sien propre, le peuple juif ». Et Schmitt dénonce en général la « tactique juive de la distinction ». Mais il doit reconnaître que l’insistance sur la séparation et distinction est le fait non seulement du judaïsme, mais aussi du christianisme (« Hobbes combattait la désagrégation typiquement judéo-chrétienne de l’unité politique originelle »). Qu’elle est déjà pleinement présente chez Hobbes (du fait de son individualisme foncier). Et qu’elle triomphera dans l’histoire (ce sera la victoire de l’« interprétation juive traditionnelle »19, à travers l’Angleterre et sa domination des mers, le commerce, la technique, le capitalisme). Et ce n’est pas parce que Schmitt traitera en 1942 des « grands espaces » en semblant justifier l’expansionnisme allemand (et japonais), qu’il croit alors possible le moins du monde la victoire de l’Allemagne nazie.

Commence alors, après l’Holocauste et en rapport sans cesse avec lui, une nouvelle époque de l’histoire, l’époque terminale, celle de la « fin de l’histoire ». Où l’élection sera proclamée socialement, et la vérité du judaïsme reconnue — explicitement — par le monde historico-chrétien, de même que celle du christianisme le sera — implicitement — par le peuple juif. Et où le décisif est, pour la philosophie, l’affirmation, par Freud, de l’inconscient. Epoque nouvelle devant laquelle Carl Schmitt est « sidéré », paralysé comme Hamlet (auquel il se compare), ne cherchant qu’à se disculper, répétant ses positions fondamentales. Au moins trouve-t-il un soutien complice chez Jacob Taubes, l’un et l’autre attachés, chez saint Paul, à l’avènement imprévisible d’un monde nouveau, Taubes ne pouvant que pressentir — mais lui en tout cas le pressent — que le monde qu’il veut n’est autre que celui qui a commencé après l’Holocauste, et qui est porté philosophiquement par l’affirmation freudienne de l’inconscient.

Après l’Holocauste en effet, à la fois, la vérité de l’élection — et du judaïsme — doit être et est reconnue explicitement par le monde chrétien et, en même temps, la vérité de la grâce — et du christianisme — doit être et est reconnue implicitement par le peuple juif, l’élection n’ayant sa pleine vérité que par la grâce qu’elle suppose, la grâce n’ayant sa pleine vérité que par l’élection dans laquelle elle s’accomplit. Acte du peuple juif. Ce peuple reconnaît que, tout humain qu’il est, il est humain ; que sa vie est fragile, et qu’il ne peut infiniment « s’exposer au sacrifice involontaire » ; et qu’il doit, comme tous les peuples, se constituer en État — d’où la fondation de l’État d’Israël. Il reconnaît ainsi qu’il n’a pas pu et qu’il ne peut pas par lui-même faire valoir universellement l’élection ; qu’il y a fallu et qu’il y faut la grâce de Dieu comme Fils incarné dans l’homme Jésus ; et qu’il lui faudra lui-même, par rapport au peuple palestinien, communiquer la grâce. Acte du monde chrétien. Ce monde reconnaît le martyre souffert par le peuple juif du fait du régime nazi, la même violence sacrificielle païenne, le même refus de l’individu, la même glorification de la communauté originelle ayant été répétés en exacerbé par ce régime comme par tous les régimes totalitaires, et cette fois-ci directement contre le peuple juif. Il y reconnaît la répétition de la Passion du Christ. Et qu’il a lui-même laissé se préparer pareille répétition ; que la grâce chrétienne ne suffit pas, risquant toujours d’être faussée, et qu’il est légitime, au nom du Dieu de la Révélation, de refuser la nouvelle religion établie par saint Paul. Il abandonne enfin l’horrible accusation de « peuple déicide ». Et il assure à l’État d’Israël la reconnaissance internationale. Tous actes qui marquent l’entrée dans la fin de l’histoire, et qui doivent être confirmés par la philosophie. Ce qu’elle peut pour autant qu’elle accueille l’inconscient introduit par Freud. L’analyste est dans la position de l’élu qui déploie le savoir et qui, par l’affirmation de l’inconscient, donne sa grâce (la vérité serait déjà présente dans le symptôme de l’analysant et n’aurait qu’à être accomplie par lui à travers sa parole libre). L’analysant a à accomplir en élection la grâce reçue et à mener jusqu’au bout le travail de la vérité. Le savoir nouveau obtiendrait ainsi sa reconnaissance. A partir de ces actes et de leur confirmation philosophique, un monde serait institué où chacun pourrait, par la grâce et l’élection, accéder à son être individu. Monde sans guerre. Fondé sur une théologie politique, comme le voulait Schmitt, mais non païenne, qui proclame la vérité de toutes les grandes religions et qui laisse place à l’inéliminable du paganisme — à travers le capitalisme. N’était-ce pas un tel monde que visait Schmitt quand il disait, à la fin de la Préface du Nomos de la terre : « C’est aux pacifiques que la terre est promise. L’idée d’un nouveau nomos de la terre ne se révélera qu’à eux ».

Or Schmitt, malgré la formule qu’on vient de citer, reste paralysé devant la catastrophe, ne pouvant ni comprendre ce qui s’est passé, ni confirmer philosophiquement les actes accomplis par le peuple juif et le monde chrétien — actes qu’il ne voit même pas. Il semble en effet ne faire, dans les années d’après guerre, que chercher à se disculper, et à disculper son peuple (« Je cherche, pour moi et pour mon peuple, l’acquittement du crime »). Certes il dit bien qu’il « tient la manière dont la question juive a été traitée par le Troisième Reich pour un grand malheur, et cela depuis le début », et que « l’hitlérisme est une honte ». Certes il admet que les fonctionnaires allemands ont participé comme des automates, en tant que fonctionnaires zélés, « dans un état de paralysie de conscience », à l’entreprise d’extermination, et il dit des Allemands qu’ils sont caractérisés par un « étonnant blindage du moi ». Certes il proclame, lui qui voulait « donner au nazisme un sens qui vienne de lui », qu’il est « un aventurier intellectuel qui a l’habitude d’accepter les risques et d’en payer le prix ». Et cependant il considère qu’Hitler et ses acolytes auraient entraîné les Allemands, dont lui-même, malgré eux dans cette catastrophe20. Il se présente comme une victime, voire — c’est un comble — comme une victime des Juifs vainqueurs (dont la morale serait devenue « virulente », lui dit Jünger dans une lettre — comme si la morale juive n’était pas foncièrement la même que celle du christianisme, et de la philosophie !). Et, retombant dans le mythe horrible du « peuple déicide », il s’identifie illusoirement au Christ21. Mais, plus profondément, au-delà de ces tentatives de justification, il est paralysé devant la catastrophe. Paralysé comme Hamlet — auquel il consacre le petit ouvrage de 1956, Hamlet ou Hécube, ouvrage qu’il dit « sans fil conducteur et sans plan, seulement rêvé » (il y évoque d’emblée l’interprétation freudienne d’Hamlet) et où il aurait tenté d’« expliquer son erreur avec Hitler »22. Comme Hamlet, respectant le « tabou de la reine », de sa mère qui a convolé avec le meurtrier de son mari très vite après le meurtre, Carl Schmitt serait paralysé devant l’orgie nazie de jouissance païenne. Lui, le théoricien de la décision, serait indécis comme Hamlet, parce qu’il ne voudrait pas renoncer au paganisme fondamental, ni accepter que, comme l’a dit l’Evangile de Jean (4, 22) et comme l’a repris Léon Bloy qu’il lit volontiers, « le salut vient des Juifs » (il préfère s’arrêter à celui qui vient ex captivitate, de la captivité). Il ne réussit pas (pas plus que Jacques I° d’Angleterre qu’il retrouve dans Hamlet) à s’arracher à l’époque précédente, celle que nous avons appelée l’époque contemporaine. Et il ne peut pas comprendre que l’humanité est sortie de la « guerre civile mondiale ».

Mais la même difficulté à entrer dans le monde nouveau se manifeste chez bien d’autres penseurs qui restent pris dans la conception que nous venons de dire « contemporaine ». Et notamment chez Jacob Taubes. De là la complicité entre Carl Schmitt et lui autour de l’Epitre aux Romains (chap. 9-11) — et même si Taubes, lui, a bien pressenti ce qu’il en est du monde nouveau. D’après Taubes, Schmitt serait un « apocalyptique de la contre-révolution », quand lui-même serait un « apocalyptique de la révolution »23. Tous les deux seraient les théoriciens d’une « apocalypse », du surgissement imprévisible d’un monde nouveau et vrai — Schmitt aurait approuvé l’intention de Taubes de présenter Paul comme fondateur (de même que Moïse) d’un peuple nouveau. Tous les deux reprendraient l’idée paulinienne de l’histoire comme délai, avant cette apocalypse. Simplement, ce que veut Schmitt, c’est un monde nouveau où fin soit mise à la guerre civile, et d’où soit rejetée définitivement la position propre du judaïsme, parce que, prétendant rechercher un monde pur, sans mal, sans péché, elle contredirait tout effectif ordre d’un monde — de là toutes les guerres civiles. Tandis que ce que veut Taubes, c’est un monde nouveau où, au contraire, soit installée la position propre du judaïsme, qui ne nie nullement le mal, inévitable, le péché, constitutif, mais qui montre comment on peut l’assumer dans le bien et, en cela, le dépasser. Rédemption que Paul aurait voulue, et que Freud aurait accomplie concrètement, par sa pratique. Reste que Taubes n’a pas pu saisir que les actes du peuple juif et du monde chrétien après l’Holocauste avait déjà installé ce monde. Et que, pas plus que Schmitt, il n’a pu saisir ce à quoi correspondait chez Paul la réintégration finale des Juifs au sein de l’Église. De même que ni l’un ni l’autre n’ont pu saisir l’élection autrement que comme une préférence injustifiée24. Paul Claudel, cité et commenté par Lévinas, est plus proche, nous semble-t-il, de la vérité. Parti, comme Schmitt, de l’antijudaïsme (ou antisémitisme) de base du monde chrétien, il en est venu à voir dans l’Holocauste ladite réintégration. Plutôt que dans l’Holocauste, nous la verrions, quant à nous, dans la fondation de l’Etat d’Israël. Plutôt que dans la « souffrance à la limite des toutes les souffrances et qui les souffre toutes », dans la « Passion des Passions »25, qui est identification au Christ dans sa Passion, nous la verrions dans la reconnaissance de la divinité du Christ. Nulle reconnaissance explicite en tout cas, nulle conversion, non plus qu’aucune préfiguration par l’histoire du peuple juif des vérités chrétiennes. Le judaïsme (avec l’élection) a, déjà pour Claudel, sa pleine vérité. Par laquelle seulement le christianisme (avec la grâce) a la sienne. Tout cela, que Taubes ne peut que pressentir, reste fermé à Carl Schmitt.