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Miracle de la philosophie - Alain Juranville, Philosophe

Miracle de la philosophie

Alain Juranville, De l’histoire universelle comme miracle, récit philosophique et récit biblique, Les Éditions du Cerf, 2017.

Introduction et commentaires

Le livre présenté ici est le deuxième chapitre du second livre d’une œuvre à l’ambition rarement égalée, tant en but qu’en moyens. Le plan annonce 24 volumes, dont chacun, pour des raisons internes à la structure d’ensemble, peut être le premier pour le lecteur.

Afin de juguler les effets mortels de la pluie miraculeuse de serpents brûlants qui frappait son peuple, Moïse, sur l’ordre de Dieu, fabriqua un serpent d’airain qu’il plaça sur une perche : quiconque verrait serait sauvé1.
Origine du caducée.
Ainsi la médecine biblique est claire, elle fait des miracles pour ceux qui savent les voir.

Vision des miracles

La pensée, et notamment la pensée chrétienne, définit généralement le miracle comme l’intervention de Dieu dans le cours des événements. Ce qui, très logiquement, fait du miracle une question d’abord religieuse (p.16).

Juranville dans son dernier livre ne nie pas tout à fait cette position, mais la précise. Certes, pour lui, même s’il ne le dit pas ici explicitement, la Création est miracle, le monde comme Création continue, le monde en acte est miracle et le fait de Dieu. Mais ce monde, le monde vécu ordinairement ne se marque pas de sa présence, Dieu n’y apparaît pas manifestement, immédiatement dans sa vérité. Il s’en est, par grâce, effacé, retiré. C’est ce que la Cabale nomme Tsimtsum (la contraction de Dieu). Certes le miracle serait aussi ce que la religion et la pensée ordinaire appellent miracle : l’intervention directe et manifeste de Dieu dans l’allée ordinaire du monde, où par rupture il marque sa présence. Où il fait signe. Par exemple en ouvrant la Mer Rouge devant la théorie du peuple juif, par exemple en faisant pleuvoir des sauterelles ou en s’exprimant dans le sommeil de Daniel. Tout cela est certes bien miracle, qu’il est de la responsabilité de l’homme, de chacun dans sa finitude, d’accueillir comme miracle2. Ou non. Car, mais ici c’est nous qui ajoutons, au miracle directement divin il est toujours possible de ne pas ajouter foi. Car Dieu s’est si bien retiré qu’il est toujours possible pour chacun de lire et de se fabriquer une explication où ne se nouent que les lois éternelles de la physique, sans commencement pur. Donc sans rupture3. Le propre de l’acte historique, et donc du miracle, est qu’il ne se répète pas, sinon il appartiendrait à un ordre temporel cyclique, où très exactement les mêmes conditions se représentent. L’acte historique (et donc le miracle suivant la thèse ici présentée) sont par définition a priori hors du champ de la science ordinaire.

Bref, un miracle, pour celui qui refuse de croire, trouvera toujours une explication rationnelle4. Et, d’une certaine manière, il aura raison. Par exemple, Jésus marchant sur l’eau ne bouscule pas les lois actuelles de la physique des fluides. Seulement, il faut admettre qu’à ce moment précis toutes les molécules d’eau présentes sous ses pieds étaient disposées selon une configuration exceptionnelle, mais naturelle. La question de la preuve de l’existence de Dieu met donc d’emblée la science hors des débats. Le croyant s’accommodant de tout modèle théorique scientifique, le scientifique pouvant toujours incorporer n’importe quel phénomène. Admettre le surnaturel n’est donc pas admettre un phénomène comme rompant avec les lois de la nature, mais que le sujet, librement, participe causalement à leur production. Le non-croyant postule une hétéronomie pure, c’est-à-dire que lui-même comme les autres hommes, y compris le Christ, ne participent pas d’une création continue, mais sont déterminés entièrement par les lois de la nature. Que la parole n’est pas cause de ce qui advient, mais produite par des déterminations naturelles. La révélation faite au croyant est que la loi est en même temps la sienne et celle de l’univers. Que lorsque Jésus dit « Lève-toi et marche !»5, l’ordre du Christ est conforme à l’ordre de l’univers. Parce que cette parole est une vraie parole elle participe à la création continue, elle cause ce que cause l’univers, elle en est à ce moment la formule révélée, autonomie et hétéronomie.

Le miracle est certes surnaturel, sur-détermine la nature, mais ne la contredit pas. À bien y réfléchir, il est impossible de trouver ce que pourrait être un fait contre-nature, rompant avec les lois naturelles, pas seulement avec les lois connues et établies, mais possibles. Qui a vu les images du tsunami de 2004 dans l’océan Indien relativiserait l’extraordinaire de l’Ouverture de la Mer Rouge.

La thèse de Juranville est qu’à ces miracles nous devons ajouter ceux des hommes, qu’en réponse à ceux-ci ils font aussi rupture, qu’ils commencent d’un vrai commencement (art.5, p.90) et créent à leur tour, font œuvre (art.2, p.28). La thèse de Juranville est qu’alors, celui qui sait rompre à l’image et à la ressemblance de Dieu qui sait rompre avec l’allée du monde ordinaire, celui-là fait histoire et c’est miracle. Sa thèse est que l’ensemble de ces ruptures (constituées essentiellement par les œuvres vraies des hommes, les œuvres d’art bien sûr, mais aussi toutes les œuvres, jusqu’aux œuvres minuscules qui se font à tout instant), que l’ensemble de ces ruptures constituent, quand elles se savent telles, rassemblées et correctement lues, une histoire. Et au premier chef, constituée par les chef-d’œuvres répondant les uns aux autres jusqu’au dernier, l’histoire universelle comme miracle.
Précisons ce terme de rupture.
Si nous tranchons un pain, la tranche détachée ne fait apparaître au lieu de la séparation comme en son immédiat négatif le tranchant du couteau. Considérant la coupure, nous n’apprenons rien de plus sur l’identité du pain, que l’identité formelle du moyen anticipatif utilisé, soit la surface plane du couteau, répétée dans la surface plane de la tranche de pain. Au contraire en rompant le pain, chaque part obtenue garde l’essentiel de ce qui fait son identité formelle (structurelle, pourrait-on ajouter). Le pain, sous l’effort de la torsion, ne cède qu’en ses points les plus inessentiels, la forme alvéolaire est préservée et (c’est là le miracle de la multiplication des pains) est révélée. En rompant avec le tout l’homme s’individualise, se détache de ses liens inessentiels avec le tout et apprend essentiellement qui il est. En se séparant il sait d’un savoir pur son identité essentielle au tout de la création primitive. Car en rompant avec le monde l’individu ne se coupe pas du monde, dont il ne voudrait rien savoir, et dont il ne saurait rien. La séparation par rupture est le détachement des attaches illusoires fabriquées premièrement dans la précipitation angoissée de temps obscurs, où il s’est agi de s’identifier au tout, d’une identité immédiate, indifférenciée à tout et à tout le monde.

De la vraie rupture, réfléchie dans la grâce, émerge le savoir essentiel de soi comme individu, savoir du monde nouveau qui s’y révèle et savoir enfin de la rupture elle-même qui, c’est la définition qu’en donne Juranville, est histoire6. L’histoire, l’histoire vraie, est justement ce savoir rompre, qui est l’identité authentique de l’individu comme existant, tel que l’histoire le dépose, peu à peu, dans son déploiement.

Approche du récit

Venons-en au récit, qui est l’entité ici travaillée.

Le récit est ce dans quoi l’histoire se dépose (moment subjectif). Il est le dépôt lui-même de ce savoir, où se fixe la mémoire7 des événements (cf art.1, p.27). Le récit rapporte l’histoire, en fait le rapport, rapporte les faits historiques. À travers son récit l’existant (comme sujet) rapporte les faits, reconstitue médiatiquement l’histoire, dans le souci d’en dégager la vérité historique (et de s’actualiser pleinement comme individu). Quand Christophe Colomb revient de ses voyages, il a découvert un nouveau monde et chacun, auditeur, est intéressé pour savoir, d’une part et premièrement qu’il est possible et qu’il existe, mais aussi comment il est possible pour chacun d’y parvenir et d’en revenir. Colomb ne s’est pas coupé du monde, il s’en est momentanément détaché, a rompu avec une tradition niant l’existence d’autres mondes que le monde ordinairement connu, et puis est revenu, plein d’usage et de raison, pour témoigner de ce qu’il a vécu, dans un récit. Le vrai récit, le contenu essentiel de tout vrai récit, consiste donc dans le rapport de ce qu’il révèle des conditions essentielles de l’existence, dans une histoire qui vaut pour tous parce qu’elle est universelle. Quiconque veut découvrir un monde nouveau devra affronter les moqueries et les tempêtes, espérer puis désespérer, maudire et reprendre courage, arriver enfin. Toute bonne histoire nous apprend cela, dont on est appelé à témoigner, qu’il s’agisse de conquérir un continent, le pouvoir ou un cœur.

Récit, miracle et psychanalyse

Juranville n’oublie pas le psychanalyste qu’il est aussi (cf art.3, p.46).
Il se rappelle que le patient, en rapportant lentement, peu à peu son histoire dans un récit, qui en révèle la vérité et donc, nous le verrons plus loin, la termine, témoigne du miracle alors accompli. Freud en son temps s’émerveilla de ce que l’association libre, et à travers elle la liberté donnée à la parole, libérait de la souffrance. Un tel acte psychanalytique est libératoire (ce qui sera analysé dans la première partie du prochain volume). Au fond Freud découvrit ce que contient le mot de souffrance dans son essence. La peine à l’appel du nom. C’est ce que rappelle la vieille expression postale, à propos des colis restés « en souffrance », parce qu’on ne les a pas appelés où les appelle leur destin8.

Tout cela est déjà chez Freud (rationnellement, car la chose a toujours été là), puis chez Lacan quand il affirme que l’inconscient est structuré comme un langage9. Chez Freud quand il découvre, non pas seulement l’inconscient, mais que les manifestations de l’inconscient font sens et constituent l’histoire du sujet, qui peuvent être reprises dans un récit. Manifestation d’une altérité, d’une relation à un autre. Mais le miracle n’est pas tout à fait dans la répétition du symptôme comme autre manifeste. Il est dans la possibilité d’être une histoire complète, complètement finie, où le sens de l’altérité et de l’identité est pleinement défini comme tel. Le simple heurt au symptôme dans la cure ne suffirait pas, il n’est qu’un commencement, par où commence toute histoire (le heurt aux portes de Troie, etc.) Le commencement réel ayant lieu quand Achille, Ulysse, renoncent à leur attachement régressif, l’un à sa colère, l’autre à la douceur de son toit, parce que le non-sens devient insupportable (ou plus précisément parce qu’ils décident de le juger tel) et décident d’en finir une fois pour toutes avec cette guerre. Ainsi l’histoire, menée jusqu’à son terme, terme dans les termes du récit d’Homère, est miracle. Car le miracle, dit ordinairement, est l’intervention manifeste (surnaturelle) de Dieu dans le cours des événements, au secours des hommes. Et le témoin conteur d’en (re)constituer et d’en rapporter les faits, pour en fixer la mémoire. Témoigner qu’un miracle a bien eu lieu. Ce que Freud découvre et qu’il ne dira pas, et que Lacan dira, c’est que l’inconscient, où s’origine la psychopathologie, n’est pas structuré comme la nature, il ne se décrit pas (seulement) comme phénomène physiologico-comportemental, mais aussi (c’est le sens de « sur » dans surnaturel) comme un langage. Il est l’Autre du sujet. Et donc que l’Autre existe, manifestement, et qu’entrer en relation avec lui, dialoguer (commencer par raconter ses rêves) fait sens (et fait d’abord signe). Fait sens parce qu’autrement le sujet est rivé au même, enté dans un monde qui n’est qu’une extension morbide de lui-même, entraîné vers la mort. Qui au fond est déjà la mort. C’est ça que découvre Freud, qu’il y a, avec la psychanalyse, une fin sublime à la psychomaladie, qu’une libération est possible, et que c’est depuis l’inconscient lui-même, comme l’autre du patient, que viendra le secours. Or l’Autre absolu (disons Dieu) se manifestant comme Autre dans le cours de l’existence larvée du sujet, quand il est reconnu et accueilli par lui, débute l’histoire, et c’est un miracle. C’est un miracle parce que, d’une part ce commencement est toujours imprévisible10, il est une réponse à l’appel sans cesse répété qui relève d’une décision libre du sujet. D’autre part parce que l’Autre est immédiatement présent dans la réponse elle-même. Parce qu’il surgit comme révélation, à la fois relevant de la loi immédiatement au cœur de la liberté et au cœur de la décision du sujet (autonomie), et d’autre part à la fois relevant de la loi immédiatement présente dans le travail de la réponse (hétéronomie) (cf p.17).

Ce que découvre Freud, c’est que toute société primitive vit entre totem et tabou, dans la pulsation des temps préhistoriques, dans le va-et-vient de l’appel et du renvoi d’appel, dans la jouissance hypnotique et sanguinaire du tam-tam au refus mauvais. Jusqu’à ce que, oh, miracle ! Un de ces hommes réponde autrement. Entrée dans l’histoire.

Déjà miracle, pourrions-nous dire. Mais si l’Autre s’est bien révélé par là à celui qui en a accueilli le signe, il appelle encore à exister pour tous, et demande qu’on lui fasse signe en retour. Début de l’histoire avec l’avènement de l’écriture.

Le point essentiel c’est l’expérience de l’association libre. Qui nous apprend que nous ne pouvons pas dire « n’importe quoi ». Les observations de Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne11 sont formidables. Il s’émerveille de ce que, plus nous tentons de dire quelque chose sans rime ni raison, par exemple une série de chiffres au hasard, plus il jubile en nous en montrant justement la raison (et non pas seulement comme la raison d’une suite arithmétique ou géométrique).

Une raison qui fait sens et est donc révélatrice d’une relation à l’autre.

Le point essentiel, c’est que si nous nous laissons aller à notre nature langagière immédiate, si nous laissons venir, ce qui vient n’est ni chaos ni simple « nature », mécanique comportementale insensée. Le miracle c’est justement qu’alors nous appelons notre histoire. Une histoire certes insue, qu’il faudra médiatiser, interpréter, et dont il faudra répondre.

Le coup de génie, c’est d’avoir démontré que Mr Hyde avait une vérité, et que cette vérité était bonne à dire pour Jekyll.

Le récit mauvais

L’horreur c’est l’autre récit (celui que Juranville nomme récit ordinaire), celui qui se raconte partout, et d’abord dans le milieu de la santé. Celui qui raconte qu’on peut perdre la raison en vieillissant, sans être en rien responsable, sans qu’il n’y ait aucun lien avec sa propre histoire, par un coup fatal du sort. D’un sort aveugle, insensé et implacable. Qu’on peut devenir un autre, comme par possession, par grignotement irrépressible, un autre affreux et méchant et agressif, qu’on peut assister en spectateur victime au lent et irréversible émiettement de soi, jusqu’à la mort, qui sera rien, et ce rien, conclue-t-on, soulagement.

Dans l’autre récit je ne suis rien d’essentiel au monde. The show must go on.

Dans l’autre récit je suis seul, et de cette solitude de la conscience sans Autre, qui assiste horriblement à sa propre mort.

Dans l’autre récit le fou est un insensé, ses dire et agir sont successions de purs commencements sans suites, qui ne font pas histoire, immédiats surgissements sans identité dans le temps, liberté folle, où d’ailleurs le temps est sans unité. Psychose où le temps n’est que rupture, névrose où le temps n’est que pur déploiement continu.

Le récit est ce qui donne vérité à l’histoire, ce qui l’extériorise et met le sujet en relation à l’autre. Et d’abord avec le psychanalyste.

L’autre récit raconte que l’histoire est sans vérité possible, qu’elle n’est qu’histoire naturelle12.

Le génie de Freud est d’avoir découvert que la liberté dans l’association libre était la liberté de se déprendre des griffes de la présence continue du monde, de sa présence obsédante de totalité qui ne veut pas se faire oublier et ne veut pas laisser oublier le récit où je est un même. Avec sa règle, Freud appelle un premier récit, archaïque, arché, principe et commencement du récit à venir. Récit fabuleux, où le je qui l’exprime est un Autre pour l’ordinaire je, pour la conscience du sujet en analyse, qui l’entend avec étonnement.

C’est tout cela qui nous sort de l’angoisse mauvaise que produit le récit mauvais, où le sujet est soumis au vent mauvais d’un Autre sans Autre, d’un Autre qui fait dos. Parce que d’abord dans le récit mauvais le je n’a aucune consistance en soi, par et pour lui-même. Il ne trouve son identité que dans son identité au monde toujours déjà là, auquel il n’ajoute rien. C’est par exemple le récit de la psychologie comportementale, qui raconte qu’elle nous soigne en nous identifiant à nouveau au monde, dont on avait prétendument perdu le sens. C’est le récit de la pleine conscience, où il s’agit de ne pas oublier d’être comme on a conscience d’être.

Freud nous dit qu’on a oublié, et d’oublier cet oubli. Et de laisser dire.

La règle de Freud est la possibilité d’une signification nouvelle. Où autre chose est raconté, parce qu’il est raconté autrement. Où le je se reconnaît dans un Autre. Et, c’est ça l’essentiel, un Autre qui se tient dans le temps. C’est ça, à vrai dire le miracle, que raconte le récit. Comme la Santa Maria qui a tenu à travers le temps, beau ou mauvais, et est revenue.

Conditions du miracle individuel

Juranville se rappelle l’expérience psychanalytique comme modèle, au niveau individuel, de l’histoire comme miracle, quand elle est menée jusqu’à son terme, et rapportée dans toute sa vérité, dans un récit.

Que nous apprend encore la psychanalyse sur le miracle ?

D’abord qu’il y a un miracle humain. Qu’à l’image de Dieu l’homme peut accomplir des miracles, et que la psychanalyse en révèle les conditions. Juranville, en philosophe s’inspirant toujours et partout dans son œuvre de l’acte psychanalytique, sur lequel il reviendra finalement pour actualiser l’œuvre philosophique, et terminer le double cycle en cours d’écriture, retient ceci, pour tout sujet au-delà de la psychanalyse, des conditions existentielles, pour que s’accomplît le miracle. Dans l’ordre rencontré par le sujet en tant qu’existant : ce sont la grâce, l’élection et la foi. Une quatrième condition les porte toutes, le don, qui est d’abord celui de Dieu (nous renvoyons pour les développements à la lecture des précédents volumes13).

Reprenons l’analyse à rebours.

La psychanalyse est un acte de foi. Condition qui doit d’abord être celle de l’analyste, donnée à l’analysant, par communication réelle. Ceci parce que d’emblée, l’analyste est « supposé savoir y faire avec son symptôme ». Traduisons, il a trouvé (ou retrouvé) son autonomie, malgré (plus loin nous dirons grâce à) son heurt répété à la finitude. Et c’est d’emblée aussi ce qu’offre l’analyste au patient : un exercice d’autonomie pure (dites ce qui vous passe par la tête), qui immédiatement se heurte à la finitude dans une répétition symptomatique, en contradiction avec l’autonomie supposée (sur le divan toute contrainte « extérieure » est levée). Nous verrons plus loin que la foi est d’ailleurs l’enjeu du miracle, ce qui s’y joue. Lorsque le Christ relève Lazare, qui a cru ce qu’il a vu ? La foi est quelque chose qu’il faut ajouter à l’expérience14 pour devenir le témoin d’un miracle. Ainsi donc il faut plus, une autre condition.

Donc l’élection. Parce que l’autonomie seule, l’autonomie folle est sans cesse dénoncée par l’échec toujours d’abord vécu par le patient, qui répète désespérément, avec les mêmes mots, les mêmes gestes qui le font souffrir et qui, ces mots, en plus de la souffrance, y ajoutent d’abord non-sens et dépression. Il faut donc une autre condition, en plus de la foi, pour rendre cette folle autonomie sans cesse contredite supportable. Il faut que le patient sache suffisamment que le travail qui va être mené sera totalement singulier, qu’il est destiné, à sa manière, à « réinventer » la psychanalyse. Que le chemin qui sera parcouru sera à la fois unique et à portée universelle, qu’il est l’unique appelé dans cette histoire, dont il pourra ensuite heureusement témoigner dans un récit complet. Appelé sans cesse, élu inconditionnellement (cette condition est absolument donnée avec l’existence, et redonnée par l’analyste), élu réellement à la seule condition qu’il réponde de cet appel (c’est sa liberté, sa responsabilité). Qu’il réponde par un récit, qui est en fait aussi le parachèvement de l’histoire, qu’il vient sublimer et clore.

Toutefois, ces deux seules conditions ne mèneraient quiconque qu’à la tyrannie, à une hystérisation des rapports. Il faut enfin que celui qui prend la parole, le patient, entende un Autre dans sa propre parole (c’est l’exigence du sens). Qu’il puisse se convaincre que Je est un autre. C’est là commencement du miracle (inspiration, intervention de l’Autre), d’un autre qui n’est justement pas le psychanalyste (il s’était tu). C’est la grâce du psychanalyste qui, dès lors que le patient laisse venir la libre parole, devient aussitôt la sienne propre. Commencement du miracle qui est alors révélation (dans la parole que je dis je reconnais à la fois la commande d’un autre (hétéronomie) en même temps que la mienne (autonomie)).

La psychanalyse est donc immédiatement un moment de grâce, supportée par l’élection, et portée foncièrement par la foi.

L’étonnement

Or c’est cette même foi qui est l’enjeu du miracle. Miracle qui n’est d’abord qu’étonnement, comme le souligne Juranville dans son introduction (p.16), et qui fait le propre de l’attitude philosophique. C’est la vertu du philosophe, sa bonne disposition, son savoir premier. Le philosophe est celui qui sait s’étonner, qui accueille le monde comme évidence et non évidence, bref qui accueille le miracle comme il faut. Même si, contrairement au croyant, qui adhère immédiatement (comme singularité), ou au scientifique, qui le rejette immédiatement (comme particulier), le philosophe supporte autant qu’il le peut la contradiction présente, parce qu’il veut encore le voir comme un universel. Ce à quoi il parviendra par la médiation du concept par son autre, autant qu’il l’aura fallu, retardant ainsi autant qu’il le faudra la Fin des Temps. La philosophie de Juranville est exigeante mais patiente. Elle entend, au-delà même de l’affirmation d’un savoir de l’existence (justifications de la thèse, qui sont l’objet des deux premiers livres15, formelle et réelle), déboucher sur une position effective de ce savoir, c’est-à-dire sur une science absolue, en dix-huit chapitres, comme il se doit.

De l’histoire individuelle à l’histoire universelle

D’où le rapprochement de la psychanalyse et de la philosophie, qu’il met en correspondance.

Toute l’œuvre de Juranville peut commencer à se lire depuis cette thèse : la philosophie est au sujet social ce que la psychanalyse est au sujet individuel. C’est une clé, sans doute la plus pertinente pour comprendre le déploiement de sa pensée.

Pour Juranville la psychanalyse est le modèle de la relation à l’autre, de la relation bonne, c’est la relation éthique à l’Autre par excellence. La technique psychanalytique, dégagée depuis Freud jusqu’à Lacan, a fourni toutes les conditions pour qu’un miracle se produisît, un vrai miracle, celui du Christ thaumaturge, qui guérit par la parole. Le vrai miracle c’est cette médecine enfin arrivée, qui ne se contente pas de vouloir supprimer le symptôme, mais bien plutôt de lui donner sens en le faisant apparaître dans sa vérité. Le vrai miracle est d’avoir découvert que seul le sujet est lieu de souffrance, et que donc seul le patient en tant que sujet est l’intérêt suprême et final du médecin. Que tout le reste n’est que secondaire. Car, qu’est-ce qu’un sujet ? Quand on dit de quelque chose que c’est un beau sujet de reportage, on veut dire par là que là, tout n’a pas été dit, que sur tel événement, par exemple, il reste des témoins à faire parler, des lieux à montrer, des réflexions à mener, etc. Un sujet est quelque chose qui n’a pas encore exprimé tout ce qu’il était, qui ne s’est pas encore donné dans sa pleine vérité. Ou du moins, pour être plus exact, qui n’a pas trouvé sa formule, sa manière d’exister. Le sujet souffre parce qu’il n’a pas encore été pleinement appelé par son nom propre. Le sujet, par exemple l’enfant, doit encore se faire un nom. Il devra apprendre à ne plus souffrir de la question, de la question qui l’appelle à répondre, de la question qui comme toutes les questions, au fond, dit : Qui es-tu ?

La psychanalyse donc, (et au fond la médecine aussi), a trouvé son sujet et les conditions de son abord. Selon Juranville tout est là, prêt à servir de modèle pour l’éthique, et donc pour la philosophie.

Pourquoi ?

D’abord et surtout parce que l’humanité a une histoire comme chacun, individuellement, en a une. Là est le parallèle essentiel. L’histoire universelle en correspondance avec l’histoire individuelle.

Ainsi, de même que l’analysant trouve la paix en reconstituant son histoire et en la formulant dans un récit, qui de fait y met fin (c’est l’individu dans sa pleine actualité, l’homme actuel), de même l’humanité peut reconstituer son histoire et en produire le récit achevé, mettant par là un terme à l’Histoire avec un grand « H », ce qu’il appelle histoire universelle. Récit qui met fin à l’histoire parce qu’enfin tout y est dit et justifié en raison16. Parce qu’il ne peut plus rien surgir qui vienne infirmer ce récit.

Le grand livre

Affirmer la fin de l’histoire, comme le fait Juranville ici dans sa présentation du récit, est une thèse très forte. D’autant que la production effective du récit de l’histoire et de ses époques est déjà le fait de son livre précédent. Ce livre-ci venant justifier ce que celui-là était en lui-même. Comme récit des événements qui forment l’histoire complète, avec ses époques (récit historique donc, selon l’ordre du temps, et non philosophique, selon l’ordre des raisons).

Une pareille thèse provoquera forcément, au mieux, de la méfiance. Et d’une certaine manière on aura raison. Si l’on écarte d’emblée les récits prophétiques (proprement ou improprement), c’est-à-dire les récits prétendant s’inspirer directement de Dieu (donc hors histoire), ne répondant qu’à Dieu et non aux hommes et aux œuvres des hommes, nous trouvons peu d’auteurs dans l’histoire ayant pareille prétention. À vrai dire aucun fors Hegel.

Toutefois, la philosophie n’a-t-elle pas toujours caressé cet espoir ? de produire ce que dans un autre contexte Mallarmé appelait « le grand livre » ? La philosophie n’a-t-elle pas toujours supposé, depuis ses origines, la possibilité de produire pareil récit, à la fois proprement humain, quant aux conditions de sa production, rationnel, répondant de toutes les objections, faisant sens, c’est-à-dire tourné vers autre chose que lui-même, adressé à un Autre, donc répondant et assumant aussi les lois d’un Autre ? Un récit qui soit à la fois autonomie et hétéronomie, un récit qui soit certes révélation religieuse, mais aussi et en même temps contre-signable par tous les hommes ?

Ce serait mauvaise foi, ou humilité mal placée17, que de concevoir la philosophie comme se contentant d’enchaîner sans fin des récits, eux-mêmes sans fin. De concevoir la philosophie comme une simple posture sociale, abandonnant toute visée de réforme essentielle de cette même société. Juranville soutient au contraire, que la philosophie depuis ses débuts vise un savoir, un savoir complet, de ce que c’est qu’exister pour un homme. Et que ce savoir est d’une certaine manière déjà là, incarné par Socrate, à son origine. Dans l’étonnement de Socrate. Car qu’est-ce que l’étonnement ? C’est cette rupture avec le monde social, cette séparation heureuse, libératoire, d’avec l’allée commune du monde, qui ouvre à une vision de ce monde. L’étonnement est le fruit d’une rupture avec l’histoire qui permet de la dire et de la sublimer dans un récit. Socrate dialogue avec des mondains, qui posent et dans leur pose posent le monde. Socrate, décalé, dépositionné, Socrate sans pose s’étonne et interroge. Toujours, en fait, les grands philosophes se sont placés d’emblée à la fin de l’histoire. Ou, plus précisément, en dehors de l’histoire. Pour donner sens et vérité à l’époque dans laquelle sont suspendus leurs contemporains. En proclamant qu’il ne sait rien, Socrate ouvre l’espace pour un nouveau savoir, en rupture avec le premier. Il est déjà dans ce savoir, le savoir de cette rupture. Auquel Platon donnera sa vérité. Ainsi s’initie le mouvement historique, qui devra se poursuivre jusqu’à sa fin, c’est-à-dire jusqu’à ce que toutes les formes essentielles de fuites devant l’existence soient dénoncées et qu’ainsi il n’y ait plus lieu de s’étonner, du moins socialement. Car il restera toujours, et c’est là la place que veut faire la philosophie après elle, pour chaque individu à devenir sujet d’étonnement. Et au savoir philosophique de se déployer, infiniment, à la seule mesure infinie du nombre des concepts.

La raison dans le récit

Remarquons encore ceci, qui peut apparaître comme un paradoxe. Le philosophe est à la fois foncièrement athée et religieux. Religieux parce qu’il exige sens et vérité. Mais athée parce qu’il ne veut pas de ce sens à n’importe quel prix. Il veut aussi que ce sens soit reconstitué en raison. Au fond il veut un médium. Médium que sera justement le récit philosophique achevé. Il ne veut pas seulement des propositions vraies et sensées, sous la forme A est B, telles que l’art et la littérature peuvent les produire. Il veut impliquer l’Autre, au fond n’importe quel autre et les exigences d’une proposition tierce. Il veut pouvoir dire p or q donc r. Il veut produire un récit qui tienne compte de l’Autre, avec ses objections et les conditions qu’il pose. Il veut produire un récit pleinement argumenté. Un récit logique18 ; d’où la méthode poursuivie par Juranville qu’il nommera mathématique existentielle19. Saint Augustin admet : « je crois parce que c’est absurde ». Le religieux est immédiateté de la relation à Dieu, sans médium. Augustin croit sans raison. L’exigence de raison est donc d’abord une position athée. Pour autant le philosophe ne peut vouloir en rester à enchaîner sans fin objections et arguments. Ce serait nier la finalité de l’entreprise, qui autrement confinerait à l’autisme. Remarquons toutefois qu’on ne peut jamais plus que défendre une thèse, jamais l’imposer. Qu’il sera donc toujours possible, pour quiconque existe, de ne pas y croire, de fuir devant les raisons, mêmes les meilleures. C’est sa liberté, et sa responsabilité. La fin de la philosophie, et le récit ordonné qui l’achève, n’impliquent nullement qu’ils s’imposent à tous individuellement, seulement, ils rendent consistant celui qui les défend et sait les reconstituer.

Le récit et les illusions de l’époque

Prenons l’exemple du récit d’une histoire drôle. Le narrateur y retarde autant qu’il le peut le moment de la chute. Il garde pour lui un certain savoir, qu’il sait que l’interlocuteur ne sait pas, et qu’il révélera à la fin. Le ressort comique tient dans ce que le narrateur sait une illusion dans laquelle est pris l’auditeur, et il joue de cette illusion. Et ce qui choit dans la chute est précisément cette illusion. Pour révéler le sens de l’histoire. Voici un exemple : c’est en France durant la Seconde Guerre. Un Juif dit à un autre :

– Je crois que j’ai trouvé le moyen de passer en Amérique.
– L’Amérique, mais c’est loin !
– Loin d’où ?

Le récit joue sur cette illusion que nous avons tous une terre, un pays qui est le nôtre. La chute révèle l’errance des Juifs, elle révèle une condition essentielle, du moins la fait ressurgir de l’oubli. Elle réactualise la conscience des conditions humaines. Une bonne histoire fait ainsi tomber les illusions, les unes après les autres. Et le bon narrateur sait jouer de ces illusions. A chaque moment du récit, le narrateur déploie la situation, explicite, détaille, mais se retient de dire ce qu’il sait que l’auditeur apporte inconsciemment en plus au récit et l’aveugle. Le narrateur joue sur la tendance de tout auditeur à oublier les conditions essentielles de l’existence, sur notre tendance à tous à fuir devant elles. A résister, pour le dire en termes freudiens. Chaque moment de ce récit actualise une époque20, où se fixe l’illusion (au fond toujours surmoïque) et une forme de la jouissance immédiate. Moment du récit où le narrateur joue avec l’illusion en cours chez l’auditeur, et que la chute viendra dénoncer. Puisque nous savons maintenant que Juranville fait sans cesse correspondre philosophie et psychanalyse, et nourrit le savoir de la première par cette dernière21, nous pourrions ainsi nous appuyer sur les analyses de Freud quant aux mécanismes de défense du sujet face à la réalité. Sans doute aussi les stades (oral, anal etc.), Juranville ne le fait pas. Il aurait aussi pu faire référence au découpage classique des récits théâtraux en cinq actes. Ce qu’il ne fait pas non plus. Il choisit le pentateuque et le long récit de ses narrateurs au travers de cinq livres pour étayer son propos. Il choisit le récit biblique comme annonce et guide vers le récit philosophique22. La structure quinaire du premier annonçant prophétiquement les cinq époques de l’histoire et conséquemment celle du récit qui la présentera dans sa vérité.

Métonymie et prophétie

Juranville a ici l’idée que la Bible est métonymique, c’est-à-dire que l’histoire qu’elle conte (celle du peuple juif), contient déjà formellement et significativement tout ce que sera essentiellement l’histoire universelle dans son déploiement effectif. C’est un départ, c’est-à-dire une partie annonçant le tout à venir. Bien sûr, une prophétie ne peut jamais annoncer et décrire une suite d’événements dans ce que sera leur réalité, ce serait là nier l’imprévisibilité essentielle de toute histoire. Mais elle en annonce, par traits structurés, ce qu’il devra en être logiquement, d’une logique existentielle. Cent voiles à l’horizon annoncent la présence future de cent navires. Nul ne sait alors quelle sera la réalité effective, ni la forme ni la couleur de ceux-ci, ni quand réellement ils surgiront. Mais assurément nous en savons le nombre et le surgissement prochain. C’est là la forme métonymique de la prophétie biblique, qu’on devra retrouver dans le récit philosophique achevé.

D’où la thèse de l’histoire universelle comme miracle.

Les peuples et la fin de l’histoire

Car Juranville soutient aussi cette autre thèse (suivant par là Rosenzweig) qui présente le peuple juif immédiatement placé à la fin de l’histoire. Peuple juif qui a immédiatement accueilli la parole divine et ses commandements. Qui devient, pour les autres peuples, historicité pure et modèle. Ce qu’a dû traverser le peuple juif, chaque peuple aura lui aussi, d’une manière ou d’une autre, à l’affronter et à le vérifier. Le miracle étant alors que tout ce qui devait répondre de l’histoire (c’est l’historicité) fût advenu et reconnu finalement dans sa vérité, dans un récit. Car ce que ne dit pas (encore) Juranville, c’est que ce récit philosophique final est parachèvement du miracle, le miracle en acte, libératoire des différentes formes surmoïques, des illusions fascinatrices et dominatrices du monde à ses différentes époques, tel qu’il le présentera dans le prochain volume23.

Remarquons tout de même que le récit du Pentateuque rapporte de nombreux refus, rébellions et révoltes du peuple face aux exigences de Dieu. A l’exemple du Veau d’or. Aussi ne devons-nous pas confondre immédiateté historique (historicité pure) et adhésion sans faille. Le peuple juif, tout au long de son histoire (celle rapportée par le pentateuque) ne cesse de faillir. Il n’adhère pas immédiatement à la parole de Dieu et aux lois prescrites. En quoi dès lors peut-on parler d’immédiateté historique ? Il nous faut donc distinguer, pour bien suivre la pensée juranvillienne, entre le peuple désigné dans son ensemble, avec ses serviteurs, ses chefs de clans, ses rois et ses prêtres, et le peuple comme « couche sociale », comme partie de la population distincte par le discours qu’elle tient dans le dialogue social. Si toute la population juive du temps d’Abraham à Josué n’a pas toujours adhéré aux lois prescrites, en revanche le peuple juif, pris dans son identité structurale, théocratique, ordonnée par les prêtres et les prophètes, suit quant à lui prescriptions et demandes de Dieu. En cela, parce que toujours, d’Abraham à Moïse, tous obéissent aux commandements, en cela on peut parler de « peuple immédiatement placé à la fin de l’histoire ».

Quelle différence entre l’histoire du peuple juif et celle des autres peuples, et notamment celle des peuples (ou du monde) chrétiens ? La différence est peut-être cette exigence du christianisme, et du monde occidental en général, à produire un médium justifiant complètement en raison la relation des hommes à Dieu. Un médium qui vaille pour tous et responsabilise chacun définitivement devant la création. C’est l’exigence d’universalité de la pensée occidentale, sur la base d’un athéisme formel (c’est le logos grec, qui maintient ferme à la fois l’assurance de la production d’un discours proprement humain et autonome, ainsi que la séparation des hommes avec Dieu).

L’étonnement (2)

Le Grec (en premier lieu Socrate) en s’étonnant du fait du monde, et du monde tel qu’il est fait, s’en sépare et dans son étonnement attend que chacun puisse s’étonner avec lui et partager sa vision24. Car l’étonnement est fortement contagieux. Dans l’étonnement, l’étonné entraîne irrésistiblement son auditeur avec lui. C’est chaque fois un merveilleux point de départ, un commencement pur de et pour la philosophie. Celui qui s’étonne est à la fois très objectif et très subjectif. Dans l’étonnement l’étonné se place à un point de vue qu’il peut partager avec les autres sans effort. L’étonnement est un point de départ au sens où l’étonné se départit du monde dont maintenant il s’étonne. Et de ce point de départ commence un discours, où brille l’étonnant dans sa vérité aurorale.

Quand le Président du Reichtag autrichien déclare « la séance fermée » au lieu de « la séance ouverte », on peut ne pas s’étonner et n’y voir qu’une méprise sans signification. Certes, ce n’était pas le mot attendu, mais au fond, n’y voir qu’une « variation » de ce qui était attendu, comme on observe un soubresaut dans une mécanique, qui ne remettrait pas en cause les lois de fonctionnement de cette mécanique. Le psychanalyste lui s’étonne, il y a vu (comme d’autres le serpent d’airain) le symptôme d’une rupture, où quelque chose a surgi, s’est montré, dévoilé, qui pointe vers un sens et une vérité. Aussi, dans son étonnement, se départ-il de sa vision commune du monde et s’attache-t-il ferme à se diriger vers une nouvelle. Il substituera bientôt une vision à une autre (dans laquelle le président « rêve » de voir enfin la séance se clore), une interprétation pour une autre, qui tient compte de ce surgissement, de cet imprévu, comme fait historique et aurore de sa vérité (de son histoire individuelle à lui et de sa vérité à lui, Président). Bien sûr, consciemment, le Président ne voulait pas clore la séance. Toutefois, dans le songe qu’il se permet d’exprimer « tout haut », ce désir de clôture s’exprime. Dans le songe l’Autre absolu, Dieu, l’a visité et lui a prédit, métonymiquement, ce à quoi lui, le Président, était destiné, pour peu qu’il réponde de ce destin et de cet appel. C’est le sens de l’inconscient dans la philosophie de Juranville. Un appel étonnant de Dieu. Qu’il s’agit toujours de déchiffrer, d’interpréter.

Et précisément ici, que dit Dieu ?

Sophocle-Roi

Quand l’oracle prédit qu’Œdipe tuera son père et épousera sa mère, la prédiction se réalise totalement parce qu’elle avait été oubliée, parce que, justement, les parents n’avaient pas voulu qu’elle se réalise. Il n’y a pas eu de miracle. Et, à ce point du récit, il n’y a pas eu d’histoire non plus, que la simple répétition (et réalisation) dans le monde, de ce à quoi ce monde déjà là, ce monde archaïque songeait. C’est-à-dire à rester lui-même, inchangé, dans son identité immédiate. On peut dire plus simplement que Dieu au travers des songes et oracles avertit, prédit ce qui devra arriver, fatalement, d’une manière ou d’une autre. Mais l’histoire d’Œdipe ne commence vraiment que lorsque celui-ci prend conscience de ce qui est arrivé. Alors il devient un héros tragique (et sublime). On pourrait donc dire que ce que Dieu prédit, c’est le mal inévitable par lequel l’homme devra passer. Le miracle c’est quand l’homme parvient, d’une manière ou d’une autre, absolument imprévisible, ni pour l’homme ni pour Dieu, à sublimer ce mal et à l’exprimer du monde, à l’en dégager. A rompre avec la prédiction dans sa lettre et n’en garder que l’esprit. Dans une œuvre. Là commence l’histoire comme miracle. L’histoire individuelle, à laquelle ouvre la psychanalyse sous toutes ses formes (déjà Socrate, déjà le confessionnal etc.) est faite ainsi. Œdipe sur le divan eût songé et reconstitué le message de l’oracle et écrit des livres, Sophocle à Colonne et Sophocle-Roi.

Le Christ et le monde sacrificiel

Mais ce que peut un individu ou un peuple laisse le monde en général, l’univers, structurellement inchangé. Dans son identité immédiate avec soi. L’histoire universelle commence véritablement lorsque l’univers se réfléchit et s’apparaît dans sa vérité constitutive de monde sacrificiel. Ce qui arrive avec le rejet sacrificiel du Christ (Chap. II, p.77), venu dans le monde. Où il apparaît qu’il n’y a pas de place pour un individu complet, parfaitement bon, incarnation de la parole. Où il apparaît que le monde est foncièrement injuste, halluciné, forclos, structuré autour d’une horreur et d’une terreur psychotiques, à la fois terrorisé et terrorisant à l’aube de notre époque, où règne un « on » de haine de l’autre, comme simplement un autre homme, individuel, séparé et spirituel.

La vie de Jésus est une histoire, une histoire individuelle, qui est un événement, mais certainement pas le premier. Le décisif est sa condamnation et sa mort, qui viennent réfléchir ce que Juranville appelle « le système sacrificiel du monde ordinaire » que la philosophie a justement pour tâche de dénoncer rationnellement contre toute objection, jusqu’à instituer et donc actualiser le monde juste, le monde actuel où s’actualise la justice universelle. Qui ouvre la possibilité pour chacun de s’établir comme individu, et s’ouvre aussi (ça Juranville ne le dit pas) à la venue du Christ dans sa gloire.

Le monde qu’ouvre la venue du Christ avec son sacrifice est donc le monde historique, médiatisé dans sa réflexion par l’œuvre philosophique. Monde essentiellement chrétien, qui ne veut pas seulement aller jusqu’au bout de son histoire propre, la fin de son histoire, mais qui veut aussi la fin de l’histoire pour l’univers tout entier. Qui la veut pour tous les peuples, qui veut un monde où non seulement chaque individu mais chaque peuple ait une place, déterminée et justifiée rationnellement25. Et il le veut parce que le sacrifice du Christ constitue un événement insupportable, dont de toute nécessité il faut fixer la mémoire dans un récit. D’où d’abord les quatre grands témoignages.

L’histoire universelle n’est donc pas seulement l’histoire immédiatement réalisée du peuple juif. Elle est une histoire logique, qui fixe définitivement et irréversiblement ses acquis à chacune de ses époques. L’histoire universelle révèle à tous (c’est la vérité du récit philosophique achevé, au-delà de son seul discours) la logique déjà implicitement présente dans chaque histoire individuelle. Or la découverte de la logique (existentielle) de l’histoire d’un individu (au-delà de ce qu’ont pu en montrer de tous temps les poètes), est le fait de Freud et de la psychanalyse.

D’où, encore une fois, la philosophie tournée vers la psychanalyse d’une part, vers la Bible d’autre part.

Vers la psychanalyse pour sa position de l’inconscient qu’elle a su dégager par la grâce de son discours (épochè du jugement moral).

Vers la Bible, et plus précisément ici vers le Pentateuque, pour la structure de son récit, quinaire, révélatrice des heurts nécessaires et donc des époques que doit traverser toute histoire, en général.

Le récit philosophique doit aussi, selon Juranville, s’inspirer du récit des Évangiles. Et spécifiquement du récit de la Passion (Chap. 1, p.27), modèle des épreuves que doit souffrir tout existant fini, dans le cours de son histoire individuelle.

Le récit et la méthode

Nous voudrions maintenant aborder la difficile question de la méthode, sur laquelle Juranville ne s’étend pas (deux petites pages dans l’introduction), qui est pourtant décisive dans ce cinquième chapitre de son œuvre.

A la fin de l’année 2000 Juranville présentait aux PUF les trois premiers chapitres (sur 24) de ce qui constitue peu à peu le corps principal de son œuvre, La philosophie comme savoir de l’existence. Le quatrième est paru en août 2007.

En 2010, puis en 2015, paraissent successivement deux livres en marge de ce grand plan d’ensemble. Ce sont : Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire (PUF), puis Les cinq époques de l’histoire. Bréviaire logique pour la fin des temps (Cerf). Deux livres historico-politiques, qui semblent commandés par des raisons plus psychologiques que méthodologiques de l’auteur.

Si Les cinq époques forment le récit de l’essentiel de l’histoire présentée dans sa logique existentielle, récit ordonné dans le temps, le livre que nous présentons aujourd’hui fait l’analyse du concept de récit au sein du récit philosophique lui-même, qu’il reprend, dix ans après, suivant une méthode aussi stricte que complexe, et qu’il n’a de cesse de préciser au cœur du texte lui-même, à mesure que le récit rencontre les concepts liés aux figures du langage (métaphore, métonymie, substitution etc.), mais aussi et surtout de savoir.

Entre ce dernier volume et les précédents, la présentation a été légèrement modifiée. Le titre se présente sous la forme d’une thèse et présente le contenu de manière développée et structurée, où autrefois on ne trouvait que le concept analysé (ici le récit). De même, chacun des dix-huit chapitres porte un titre bien explicite. Là où encore une fois on ne trouvait qu’un mot. Le tableau synoptique des concepts, avec leur définition et leur ternaire d’analyse, a disparu. En revanche, on notera que les différents moments de la méthode sont eux plus clairement notifiés.

Qu’on ne s’y trompe pas : malgré ces légères modifications dans l’apparence, la méthode poursuivie est toujours strictement la même, et toujours aussi rigoureuse.

Nous ne voudrions pas ici revenir sur l’ensemble de la méthode juranvillienne, l’exposé nous entraînerait trop loin. D’autant que, s’agissant d’un système, plus nous creuserions la forme et plus nous verrions, peu à peu, remonter l’ensemble du contenu. Exposer toute la méthode reviendrait à exposer toute sa philosophie.

Nous renvoyons donc à l’introduction générale, pages 6 à 8, du livre 1 et premier volume (l’altérité) pour la présentation générale de la méthode ; au chapitre 5 de L’événement (la théorie), notamment aux pages 210 à 213 sur la logique ; aussi aux pages 236 à 238 pour un exposé éclairant sur la structure sénaire du savoir, enfin à l’article 10 de ce présent volume, ainsi qu’à son introduction.

Nous nous contenterons ici de préciser certains points.

Commençons par remarquer ceci que l’œuvre porte un titre général, La philosophie comme savoir de l’existence. Le titre exprime la thèse générale, qui est une thèse de philosophie, rapportée dans un récit, lui-même philosophique. Ce titre est une définition. Le concept de philosophie est défini par deux autres concepts, savoir et existence. Le premier livre est donc une analyse du concept d’existence, suivant un ternaire (phénomène-vérité-essence), ici (altérité-jeu-inconscient) inspiré de la logique hégélienne (identité-différence-identité de l’identité et de la différence), puis redoublé. Ce premier exposé constitue donc et rapporte un savoir… de l’existence.

Le deuxième livre analyse le concept d’histoire, suivant le ternaire (événement-récit-acte). Nous pouvons donc maintenant en déduire, suivant la même logique présentée ci-dessus, que le deuxième livre constitue donc et rapporte (dans un récit) un savoir de l’histoire. Or, savoir et histoire définissent certainement un troisième concept. Celui-ci Juranville ne nous le précise pas. Cependant, les analyses précédentes nous invitent à avancer une hypothèse26.

Qui sait l’histoire ?

Parce qu’il fait un parallèle permanent entre psychanalyse et philosophie, Juranville distingue histoire individuelle et histoire universelle, de même qu’il distingue sujet individuel et sujet social, structures existentiales et structures historiales27 etc. S’agissant de l’histoire individuelle, Freud avec la psychanalyse et la théorie de l’inconscient apporte un savoir décisif. Freud apporte, sans pouvoir le nommer comme tel, le refus de l’existence. Et bien sûr, c’est son précieux trésor, les modes de ce refus, les mécaniques de la résistance, des refoulements, déplacements etc. Selon Juranville, sans l’inconscient l’histoire du sujet ne peut être pleinement pensée et sue et rapportée dans un récit. Ce que découvre et affirme la psychanalyse, c’est que l’inconscient constitue l’identité foncière du sujet, et que la répétition du symptôme, d’abord malin, vient régler son existence, comme présence de l’altérité, d’abord ressentie, vécue, comme une altération (et aliénation). Or, ce que justement apprend l’analysant en analyse, c’est « savoir y faire avec son symptôme »28. Et c’est ce savoir-ci, ce savoir de son histoire, telle qu’il la reconstituera finalement dans le récit qu’il fera d’abord à son analyste, puis à la communauté analytique lors de la passe, qui le définira à ce terme comme psychanalyste lui-même. Si donc le psychanalyste ne se présente pas d’emblée comme sachant l’histoire de son patient, si même il s’efface justement comme savoir (c’est sa grâce efficiente), l’analysant lui le suppose tel, il le suppose savoir son histoire. Savoir et histoire définissent donc bien la psychanalyse. Histoire qui apparaîtra dans sa vérité en tant que récit (celui de la passe), dans sa différence avec cette histoire (où finalement je est un autre). Juranville l’appelle la subjectivité absolue de l’histoire, car l’histoire est celle pleine du sujet, qui se l’est appropriée. Notons que la passe est passage, passage à l’acte, à un bon acte, non plus le passage à l’acte criminel, qui n’est que la répétition du symptôme, de qui ne veut pas d’histoire vraie et se maintient dans l’histoire fausse, l’histoire ratée qui remplit les colonnes des faits divers29.

Ainsi l’histoire individuelle se présente-t-elle bien d’abord comme événement (quelque chose est arrivé, objectivement, moment de l’identité immédiate au symptôme), qui est ensuite médiatisée (le sujet fait le récit de cette histoire, moment de la différence, de la subjectivité absolue), pour être enfin comprise dans l’unité de l’acte qu’elle voulait, moment de l’altérité absolue, où par l’acte [historique], le sujet devient autre). Miracle individuel.

Qu’en est-il alors du savoir de l’histoire universelle ? En toute logique, nous devrions en déduire que cela définit la philosophie. Or la philosophie est déjà définie comme savoir de l’existence. Il semble qu’ici un terme manque, qu’une place structurelle est faite pour un concept, qui serait la philosophie, comme philosophie particulière, philosophie de l’histoire, en tant que son savoir est fondé par la psychanalyse.

Quoi qu’il en soit, il nous semble que le savoir de l’histoire ressort essentiellement de la psychanalyse. N’oublions pas que Juranville est philosophe et psychanalyste, aussi ne devons-nous pas nous étonner que les deux premiers livres posent le savoir spécifique de ses deux activités.

Le récit est donc le rapport de l’ordre juste d’apparition des concepts, suivant la méthode. Méthode qui est donc essentielle au récit. Et qu’il nomme ici, dans l’introduction, mathématique existentielle.

Récit achevé et surmoi

Un problème ne manquera tout de même pas de devoir être posé, parce qu’il sera sans nul doute la cible des critiques.

Lorsqu’on prétend avoir achevé la constitution du savoir philosophique, l’avoir justifié complètement et posé effectivement dans un récit30, on se heurte à deux types de problèmes.

Le premier type est de l’ordre du doute, de la méfiance, parce que c’est là prétendre occuper une place si longtemps convoitée, si souvent occupée à mauvais droit. Quiconque prétend détenir et révéler au monde le savoir absolu est généralement suspect. Disons-le tout net : pour un médecin psychiatre, c’est un signe qui ne trompe pas, pareil discours renvoie très vite le discoureur à une catégorie bien précise du DSM.

Il y a donc de grandes précautions à prendre à la lecture de pareille thèse. Juranville les envisage. Il dit quelque part31 qu’à chaque moment où s’avance la thèse il faut sans cesse entrer en discussion avec tous les grands penseurs de l’histoire, prévenir et répondre de toutes les objections, dans la mesure des forces disponibles. Que c’est le prix à payer, la prudence nécessaire pour se prémunir contre la folie idéologique et la clôture sur soi. Il dit ailleurs32, dans le seul texte porté par la première personne (du singulier), la grande difficulté de mener à bien pareil projet, et a bien conscience que c’est « folie ». Nous pouvons témoigner ici que la rigueur ne manque jamais et les textes évoqués toujours très précisément cités. Bien sûr, ni ce texte ni ses autres ne convaincront pas, ni les lacaniens pur jus, à cause de sa lecture judéo-chrétienne, à cause de son affirmation de l’existence de quatre structures existentiales (et non trois), à cause de l’affirmation d’un savoir absolu, posable et posé. Ni les hégéliens, dont il entend dépasser le mouvement nécessaire de l’histoire, ni les philosophes analytiques, eux pourtant très attachés à l’affirmation d’un savoir rationnel, mais contre la méthode suivie partout.

D’ailleurs Juranville n’entend pas convaincre tout le monde, il n’ignore pas que la fin de la philosophie n’est pas l’obtention d’une reconnaissance explicite de tous. Seulement, nous pensons qu’il pense que créer ou recréer ce savoir fait consister son créateur comme individu, et socialement consister le monde juste. Miraculeusement. Le savoir est posé comme une vérité intérieure, c’est donc pareillement que le texte consiste : sa vérité reste intérieure à lui-même.

S’il consiste.

D’autre part le texte n’est pas immédiatement engageant, à cause de son caractère répétitif, fade33, parfois à la limite du rébarbatif. A cause de la culture philosophique relativement importante qu’elle exige de son lecteur, et de l’apparente clôture sur soi inhérente à tout système, qui appelle (nous exagérons à peine) de comprendre le tout pour en comprendre des parties.

Pourtant, nous savons qu’ici le style est volontairement pauvre et répétitif par choix, par souci de rigueur conceptuelle il n’appose jamais les adjectifs, n’approche pas la vérité par touches correctrices successives. Nous le savons parce qu’en 1973 il publiait un premier livre, Physique de Nietzsche, aux Editions Denoël, d’ailleurs tout récemment réédité, où apparaissait un style très différent, riche, érudit jusqu’à la préciosité par l’emploi d’expressions rares ou anciennes.

Le style est répétitif parce que le dispositif méthodologique lui impose de revenir sans cesse sous les mêmes formes, d’emprunter les mêmes voies de raisonnement, de soulever les mêmes objections, de répondre des mêmes thèses avec les mêmes arguments. Ne faisant varier chaque fois, à chaque nouvel article, que très peu de mots, à des places déterminées où ils s’y substituent tour à tour.

Le deuxième type est plus sérieux, il émane directement de la thèse elle-même, à la pointe de son déploiement. En effet, essayons de suivre le raisonnement de Juranville jusqu’au bout de son récit sur le récit, dans ses conséquences essentielles, afin d’en éprouver la consistance.

Supposons donc qu’il ait raison, qu’il y ait bien un savoir vrai de l’existence, que ce savoir est bien justifié en raison, et qu’il l’ait finalement bien produit, déposé dans un récit, qui ordonne et fixe la mémoire des événements qui firent leçon, travaillées par leurs époques, accomplissant par là la destinée humaine essentielle. Qu’est-ce que ce récit pour le lecteur ?

Nous pensons être ici tout près du paradoxe du menteur.

Si Juranville dit vrai lorsqu’il dénonce partout le surmoi sous toutes ses formes, celui qu’il appelle aussi l’Autre absolu faux, l’idole écrasante, le Veau d’or, bref le mauvais Autre qui n’a pas d’Autre, l’Autre spectral terrifiant qui fait trembler et pétrifie devant l’existence, un tel récit, qui se pose comme savoir absolu, dans sa vérité universelle, ne risque-t-il pas d’incarner lui-même (indépendamment, d’ailleurs de la qualité du savoir prétendu), cette même figure du surmoi ?

Et, question autrement importante, quelle place laisse-t-il au lecteur pour incarner lui-même la philosophie, si son récit est essentiellement achevé ?

Cette première question et objection, Juranville l’envisage sans cesse et n’a de cesse d’y répondre à chaque analyse nouvelle, dans tous ses livres depuis son Lacan. Il l’appelle « l’argument kierkegaardien », qui se répète sous des formes différentes dans toute l’histoire de la pensée contemporaine, de Marx à Rosenzweig, en passant par Heidegger et Lévinas. Il dit par exemple : « Mais cette pensée, la pensée contemporaine – que je dénommerai pensée de l’existence -, exclut que pareil sens vrai puisse être posé comme tel, objectivement, dans un savoir nouveau. Il y aurait là, pour elle, rechute dans le sens illusoire. »34 Pour Lévinas par exemple, l’existence vraie ne peut prendre sens qu’en relation à l’Autre, à l’Autre véritable, et en s’ouvrant à lui d’une ouverture elle-même vraie, c’est-à-dire en faisant de lui le lieu du savoir et de la vérité, donc en s’effaçant comme savoir, en posant son identité dans la relation à l’Autre et donc en supportant l’effondrement de son identité immédiate à soi, en acceptant que se détruise l’image de soi qu’on tenait à l’abord de l’Autre. Pour Lévinas, celui qui sait et ne lâche pas son savoir ne peut accueillir un savoir nouveau venu de l’Autre. On trouve une idée analogue dans un proverbe chinois, qui fait remarquer que pour remplir une bouteille il faut d’abord la vider. Bachelard, dans le contexte de l’apprentissage, appelle cela « l’obstacle épistémologique35 » : tant qu’un élève « croit savoir », et au fond dans la vie quotidienne il n’y a pas de « trou » dans le savoir, on a toujours, d’une certaine manière, « réponse à tout » ; tant donc qu’il croit savoir l’élève ne peut accueillir un savoir nouveau. Pour en revenir à Lévinas, c’est essentiellement par la rencontre de son visage que l’Autre apparaît comme tel à son prochain, et lui offre, par grâce, par l’ouverture imposée par l’infinie singularité de son visage, la relation, la relation vraie, inenfermable dans un savoir. Savoir, pour la pensée de l’existence, c’est a priori ignorer l’Autre, se fermer à lui, le fuir, le rejeter en même temps qu’on rejette l’existence, et insister sur soi. Savoir c’est faire porter son poids sur ce qu’on sait déjà, faire comme on a toujours fait, être comme on a toujours été.

Ainsi tout savoir viendrait contredire l’existence, a fortiori un savoir absolu.

Là surgit le paradoxe mentionné plus haut : plus Juranville creuse du côté du savoir, plus il affirme et pose, plus il semble contredire la première exigence existentiale. L’assertion vient donc barrer par elle-même le contenu signifié : si l’on croit le contenu vrai, nous devons le rejeter (nous en détourner) comme position et assertion. S’il est vrai il ne peut se dire, etc.

La thèse générale de Juranville comme savoir et existence semble donc renfermer une contradiction.

Juranville aurait pu chercher une voie médiane, une voie de conciliation, penser, comme les lacaniens36, que ce savoir n’est au fond qu’un semblant, un mi-dire, quelque chose qu’on avance sans en être trop dupe, un dire qu’il faudra dédire, contredire, un écrit qui passe (contrairement aux paroles, dixit Lacan).

Ou bien Juranville aurait pu botter en touche, simplement affirmer que le problème de l’accueil de son texte pour le lecteur n’est pas son problème ; que lui écrit, répond dans une écriture. À chacun sa tâche.

Ou bien il aurait pu s’infatuer, accorder que certes, après lui plus de philosophes, plus de philosophes historiques, qui font l’histoire de la philosophie, mais place aux disciples et à la discipline !37

En fait Juranville ne soutiendrait pas le contraire de ses contradicteurs supputés. À plusieurs endroits dans son œuvre il souligne la contradiction (selon lui inéliminable) de sa position. Il dit ainsi :

« Car la tentation serait ici pour moi de perdre la contradiction radicale que ces penseurs [de l’existence] ont lumineusement dégagée, et de retomber dans la même contradiction absolue, dans le même paganisme qu’on peut leur reprocher : leur rejet, au nom de l’existence, de tout savoir philosophique ferait de l’homme le déchet d’une idole, d’un Autre absolu clos sur soi ; mon affirmation du savoir philosophique avec l’existence pourrait apparaître comme celle d’un système lui aussi clos sur soi. Contre cette tentation de clôture, je veux montrer, par le dialogue avec les auteurs majeurs de la pensée contemporaine, que cette pensée est elle-même marquée par une contradiction radicale, entre l’affirmation (ou supposition) de l’existence, et l’exigence, toujours rejetée, mais toujours revenante, d’un savoir philosophique nouveau. Qu’il y a, à partir de là, un progrès dialectique qui fait passer d’un auteur à l’autre. Et que mon propos s’établit dans le prolongement de cette dialectique. Chaque fois que j’introduirai un nouveau thème et concept, j’insisterai sur pareille dialectique. »38

Que faut-il y entendre ?

Qu’il serait socialement (et éthiquement) pire encore de refuser que d’accepter de poser un savoir, même fermement convaincu des exigences d’une existence authentique.

Qu’il est illusoire, et même malsain, de prétendre échapper à la contradiction.

Qu’un concept se comprend toujours, dès qu’il est réfléchi, comme une contradiction.

Que le travail de la philosophie est justement d’affronter et de dépasser dialectiquement la contradiction inévitablement rencontrée.

Que celui (philosophe ou non) qui refuse de vivre la déchirante épreuve qu’impose le concept est voué à la fascination paralysante de toute figure surmoïque (idolâtre) qui se donne comme unité harmonieuse, sans contradiction ni problème, qui n’appelle à aucun travail, ne pose pas la question (qui es-tu ?), qui s’offre comme solution (et dilution).

Que la thèse de la philosophie comme savoir et existence est certes d’abord contradictoire, mais que c’est le travail de la philosophie, par sa méthode, de parvenir à dépasser pareille contradiction en débouchant (par création pure) sur de nouveaux concepts, qui seront eux-mêmes à leur tour objet d’un même travail.

Que cela tient à une autre thèse de Juranville, héritée de Heidegger : que la véritable objectivité de l’existence est dans le langage, est langage, et que donc (ça évidemment Heidegger ne le soutiendrait pas) le langage peut être « objectif », objet et médium d’une science exacte et ultime.

Qu’en réalité cette tâche de la philosophie est désormais définitivement ouverte dans ce sens, tout en fermant tout aussi définitivement son caractère historique (la question de l’identité de la philosophie n’a plus de sens, mais ré-ouvre d’autres questions, elles aussi philosophiques).

Que désormais (c’est la fin de l’histoire) la philosophie est ouverte à tous dans son identité et son existence concrètes.

Qu’il est désormais de la responsabilité de chacun de répondre et de poursuivre cette discipline dans cette forme terminale, sans plus avoir à être justifiée.

Que les concepts sont en nombre infini.

Que ce qui est désormais ouvert devant nous est la théorie infinie des concepts.

Que ce à quoi appelle Juranville est de se maintenir ferme dans un affrontement répété à la contradiction, et à son dépassement métaphorique, par rupture avec ce qu’on croyait d’abord savoir du concept, pour lui en substituer un autre.

Que c’est là, non seulement le sens de la philosophie, mais aussi le sens de l’existence.

Que la structure dans laquelle il appelle ainsi à s’établir est la sublimation, où (c’est sa définition) se pose l’existence.

Que ce que vise au fond la philosophie est l’identification de cette structure, la structure existentiale par excellence, et à lui faire pleinement justice.

Que toute histoire (savoir de la rupture) répond de cette structure, qui est miracle.

Que la psychanalyse elle-même répond de cette structure (et non de la « bonne » psychose, comme le soutenait Lacan).

Qu’enfin, ce que vise, au de-là de la philosophie et de la psychanalyse, cet appel du récit juranvillien, c’est à inviter chacun à entrer et se maintenir autant qu’il le peut dans cette structure, la sublimation, de quelque manière, en tant qu’individu, parce, qu’aura été institué et justifié (donc défendu et reconnu dans le monde) ce mode d’existence.

Que le récit philosophique juranvillien révèle cette structure, elle la met au jour.

Que ce récit sur le récit, qui analyse le concept de récit (ou qui élève ce thème au concept) en montre la structure sublimatoire sans pouvoir la nommer directement (c’est son point aveugle, son mode en acte).

Qu’il est ainsi justifié que l’acte est le concept prochain, où s’atteint le but recherché ici, la philosophie en acte, qui actualise un monde.

Qu’actualiser un monde où soit justifiée en raison une existence sublimatoire doit permettre à d’autres existences sublimes comme celles du Christ ou celle de Socrate d’advenir, sans qu’elles soient sacrifiées.

Que la sublimation est une structure instable, la plus difficile a maintenir ferme, qu’elle est celle de tous les créateurs, poètes, éducateurs. Dans leurs actes.

Que s’affronter à une contradiction et trouver « une voie de sortie », c’est cela exister et poser son existence. Que s’affronter sans cesse à de nouvelles contradictions, et sans cesse trouver une voie de sortie, c’est s’installer dans l’existence authentique et la poser, telle que l’appelait de ses vœux d’abord Heidegger, mais aussi (avant et ensuite) toute la pensée contemporaine et incarner une structure existentiale. Et que ce manifeste attend que cette incarnation soit possible sans rejet sanglant ni haine démesurée.

Et que le miracle est la juste position de la violence où elle doit être, dans le langage39.

Contre-récit

Nous aimerions terminer cette présentation par une relation.

Nous avons pris connaissance de la philosophie de Juranville il y a maintenant près de trente ans, en suivant son enseignement, à Rennes.

C’était l’époque de Lacan et la philosophie, la thèse telle que nous venons de la présenter, si elle n’existait pas encore dans cet état, en présentait déjà les grandes lignes, dans la quatrième partie de son ouvrage.

Nous nous souvenons parfaitement de l’effet de fascination (ou de rejet scandalisé) qu’une pareille philosophie exerçait alors. Nous sentions à la fois l’attrait et la contradiction dans laquelle elle nous plongeait : adhérer, c’était perdre son autonomie, limiter sa liberté et indépendance d’esprit, perdre son esprit critique, se vouer à devenir une pâle copie, au mieux une sorte de clone, adoptant les tics et n’en manifestant pas la grandeur. Nous avions déjà sous les yeux semblable effet produit par les lacaniens de première et deuxième générations : ce n’était franchement pas beau à voir. Il fallut donc, salutairement, s’en écarter, abandonner à regret et à contrecœur une pensée qui pourtant nous paraissait si justement répondre de ce que nous exigions que la philosophie fût.

Des années ont passé et, précipité par l’âge peut-être, nous nous sommes remis à l’étudier assez sérieusement. Que faire d’une telle pensée ?

Juranville invite sans cesse dans ses écrits à créer à son tour, à poursuivre si possible. Or, lire et comprendre est une chose, le texte est persuasif. Mais il nous manquait une preuve. Non pas seulement une preuve interne au texte, apportée par le maillage cohérent des renvois des concepts les uns aux autres, où les éléments méthodologiques et les définitions se justifient les uns les autres. Où, par miracle, un surcroit de sens se manifeste quand se dégage la structure d’ensemble, comme quand au-delà du but recherché explicitement (consciemment) un autre but, plus grand, est atteint. Nous cherchions un autre type de preuve.

Voici ce que nous avons trouvé, à l’occasion de la parution de cet ouvrage sur le récit.

Quand nous avons appris la reprise du projet général et la parution prochaine du volume sur le récit, dont nous ne connaissions que le titre et des éléments du plan, nous avons tenté un contre-récit, avant publication. L’idée était de voir s’il était possible de produire, non pas le texte de Juranville lui-même, bien sûr, cela reste l’œuvre de sa personne, mais enfin des analyses proches, sinon identiques, à celles qu’il produisait de son côté.

Le résultat ne fût pas honteux, et conséquemment, certaines analyses présentes dans ce texte en sont directement issues.

Jean-Marie Vidament

Paimpol, vendredi 25 août 2017