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Savoir philosophique et inconscient - Alain Juranville, Philosophe

Articles et conférences

Les Etudes Philosophiques, 1995, n° 4, Paris, PUF. Publié également la même année dans Texte, Revue de critique et de théorie littéraire, L’imaginaire de la théorie, n° 17-18, College, Toronto. Trad. allemande dans Riss, n° 37-38, Zurich, 1997

« Savoir philosophique et inconscient ». On aurait pu s’attendre, avec l’inconscient, à une nouvelle version  de ce que Heidegger a appelé la « fin de la philosophie » : la philosophie se veut constitutivement savoir ; l’inconscient mettrait en question cette volonté de savoir. Ce n’est pas ce que je proposerai. La thèse que je voudrais établir est au contraire qu’avec l’inconscient la philosophie peut se penser comme savoir.

On objectera aussitôt, dans le droit fil de la position heideggérienne, que c’est là perdre le plus vif de l’inconscient, et que l’inconscient tel que le présente la psychanalyse s’oppose à la conscience, où se déploie la volonté de savoir. Et, pour ne rien dissimuler de la contradiction, j’aggraverai le cas en reconnaissant qu’il n’y a pas de philosophie sans conscience absolue, cette conscience que pose Husserl, et que c’est en elle que s’atteint, s’il doit être atteint, le savoir philosophique avec l’inconscient. 

Dans cette objection il convient de distinguer une objection superficielle, qu’il n’y a qu’à rejeter, et une autre fondamentale, intime, à laquelle il faudra essayer de répondre. 

L’objection superficielle vient d’une certaine psychanalyse, et aussi d’une certaine philosophie. Elle est faite au nom de la science. Elle est avancée contre la philosophie en elle-même, et en général contre tout ce qui suppose un sens absolu, contre l’art, contre la religion. C’est elle qu’on pourrait trouver dans un certain scientisme de Freud. Elle est comme telle en dehors de la philosophie.

L’objection décisive vient de la pensée philosophique elle-même, de toute la pensée contemporaine — et c’est cette objection que reprendrait la psychanalyse, Freud déjà, et explicitement Lacan. Elle est faite au nom de l’existence, de la vérité de l’existence. Elle est avancée contre l’idée du savoir philosophique, parce que le savoir contredit finalement cette vérité, vers laquelle pourtant il allait. Une telle objection caractérise tout le mouvement qu’on peut appeler la « pensée de l’existence », et qui, de Kierkegaard à Lévinas, en passant par Heidegger et Wittgenstein, mais aussi, quoique de façon plus mêlée, par Marx, Nietzsche, et même Husserl, s’oppose au savoir absolu de Hegel et à sa logique spéculative. Pour la « pensée de l’existence », l’essentiel est de renoncer à l’idée d’un savoir total, et d’accepter le réel de l’existence, qui est finitude, sens et toujours en même temps non-sens. Et l’inconscient serait une figure, peut-être la figure majeure, de ce réel.

A cette objection fondamentale, interne à la pensée philosophique, il faudra, ici où l’on veut réaffirmer la perspective hégélienne du savoir absolu et de la logique spéculative, répondre précisément. On essaiera de montrer qu’avec l’inconscient on peut reprendre tout ce qui a été apporté d’analyses effectives par la pensée de l’existence, que l’inconscient est l’essence de l’existence, et que disant cela on s’attache bien à ce que la psychanalyse a introduit sous le nom d’inconscient, à cette réalité de l’inconscient que Lacan a déterminée comme métonymie et métaphore.

Affirmer ainsi le savoir philosophique avec l’inconscient, ce n’est pas un simple jeu spéculatif sans rapport avec le réel. Cela a un sens historique. Car mettre en question le savoir absolu de Hegel, c’était aussi mettre en question la Révolution française et la justice qu’elle avait voulu introduire dans le monde social. C’était clairement le cas avec Marx, mais aussi avec Nietzsche ou Kierkegaard. Nous savons maintenant où conduit cette critique. A l’abandon de toute visée de justice, ou à une détermination idéologique de la justice, qui débouche finalement sur l’extrême de l’extermination nazie. Qu’apporte alors la psychanalyse et son inconscient ? Elle sait, comme toute la pensée de l’existence, et contre Hegel, que l’essentiel, l’affrontement à l’existence, se fait en dehors du monde social, fût-il le plus juste. Elle sait aussi, comme Marx, et à nouveau contre Hegel, qu’il faut au sujet des conditions pour advenir à sa vérité — jusqu’à son autonomie politique. Mais elle sait surtout que, quelles qu’aient été les conditions, le sujet peut refuser cette vérité et replonger dans la pulsion de mort, dans la violence qui est toujours celle du sacrifice. Par le savoir philosophique avec l’inconscient une nouvelle idée de la justice pourrait alors apparaître, de celle qui doit venir dans notre époque où s’achève la « fin de l’histoire » proclamée et ouverte et par Hegel et par la Révolution française.

Montrons maintenant (on ne peut donner ici que des ébauches) comment la pensée de l’existence d’abord (et précisément Wittgenstein), le discours psychanalytique ensuite (et Lacan), le savoir philosophique enfin, se rapportent à la réalité de l’inconscient – et comment on peut en venir finalement à poser l’inconscient dans un discours rationnel pur, selon la logique spéculative qui convient à ce discours.

A) D’abord la pensée de l’existence. Dont on a dit qu’elle fait le fond du refus aujourd’hui du savoir philosophique. 

 

1. Commençons par préciser en quoi l’existence contredit savoir et discours vrai.

L’existence est découverte contre Hegel, et contre l’évidence —pour lui, et pour toute la pensée qu’avec Heidegger j’appellerai « métaphysique » — du savoir et du discours. Hegel donne pourtant lui-même dans sa Logique une définition formellement très exacte de l’existence. Elle est « unité immédiate de la réflexion-en-soi et de la réflexion-en-un-autre », unité immédiate de l’essence et de l’apparence, de ce qu’on est dans son essence et de ce qu’on apparaît à l’autre. On apparaît dans le monde de l’autre, et cet autre pour lequel on compte, pour lequel on existe, de la place duquel est posée l’existence, nous suppose par là même une vérité, une essence. D’où le désir d’exister pour l’autre, et ce que Hegel a déterminé comme lutte pour la reconnaissance. Mais, pour apparaître à l’autre, il faut se faire son objet, se soumettre à la loi de son monde, recevoir sens de lui, et se faire donc pour soi non-sens. Si l’existence n’est que l’unité immédiate de l’essence et de l’apparence, c’est que ce qui apparaît n’est d’abord que formellement, et non pas réellement, conforme à l’essence. L’existence est contradiction et, subjectivement, souffrance. Elle ouvre à un mouvement d’accomplissement. Pour Hegel (et c’est en cela qu’il n’est pas un penseur de l’existence), cette contradiction est toujours déjà voulue par l’Esprit absolu, pour se connaître. A l’avance elle est résolue, à l’avance elle a un sens, et elle permet simplement à ce sens de prendre conscience de soi. La pensée de l’existence commence quand l’existence reçoit telle quelle une vérité définitive, quand elle est acceptée dans son surgissement imprévisible, quand elle n’est pas un moyen pour un savoir déjà là, mais la vérité réelle à quoi il faut s’affronter. La pensée de l’existence détermine alors des rapports divers à cette existence, d’une part des rapports négatifs où on la fuit plus ou moins (et l’idée métaphysique, idéaliste, d’un sens déjà là, que le savoir n’aurait qu’à poser, relève de ces rapports négatifs), d’autre part un rapport positif où on l’accepte avec son non-sens, et lui donne sens, par acte créateur, la reveut telle quelle est. Cela vaut pour toute la pensée contemporaine, et d’abord pour Kierkegaard dans sa théorie des sphères de l’existence. Avec l’inconscient, ce sera ce que j’ai appelé structures existentiales, psychose, perversion, névrose, et enfin sublimation.

Mais alors pourquoi ne pas, par cette sublimation où on laisse être l’existence et lui donne sens telle qu’elle est, accéder au savoir absolu de la philosophie, non plus le savoir toujours déjà là de Hegel, mais un savoir surgissant comme nouveau, imprévisible ? La raison en est la finitude radicale et l’hétéronomie dans laquelle est pris le sujet existant, sa soumission à la loi d’un Autre absolu (le Dieu de Kierkegaard, l’être de Heidegger, le Grand Autre de Lacan, l’Infini de Lévinas). Car le sujet fini d’abord refuse ce rapport positif à l’existence où l’on accepte la contradiction indépassable. La volonté de savoir, de maîtrise, d’idéal est une des manifestations de ce refus. Et ce n’est pas par lui-même qu’il peut accéder au rapport positif. On retomberait sinon dans le finalisme de la pensée métaphysique, l’existence serait perdue. Le sens doit se trouver en un Autre absolu qui, lui, veut absolument l’existence, et qui appelle le sujet à renoncer à son illusion de maîtrise, de suffisance, et à s’affronter à son ex-sistence. Et c’est là que la finitude se marque comme radicale, non plus faiblesse de l’humain dans l’évident mouvement vers le bien, mais refus du bien et choix du mal. L’éthique devient dans ces conditions décisive pour le savoir, parce que c’est par elle qu’on entre, par rupture, en rapport avec la vérité. Mais ce qu’elle combat, c’est l’illusion d’autonomie, ce à quoi elle affronte, c’est l’hétéronomie. De sorte que l’autonomie du savoir philosophique, purement rationnel, doit être rejetée comme illusion. 

Mais alors pourquoi ne pas concevoir que de l’Autre absolu vienne au fini l’autonomie ? L’éthique elle-même, comme sublimation et don de sens, ne l’implique-t-elle pas ? C’est même cela, cette conversion de l’Autre en Même, qui s’appellerait l’inconscient, qui serait vraiment conforme au concept de l’inconscient. Et c’est ainsi qu’il apparaîtra finalement. Mais le fini ne peut par lui-même supposer que l’autonomie lui viendra de l’Autre, sans fuir sa finitude et retomber dans l’autonomie illusoire. Certes, si l’autonomie réelle, avec la finitude, avait été montrée comme possible, fuir cette autonomie réelle où est fixée et revoulue la finitude, ce serait la forme suprême du refus de la finitude et de l’existence. Mais d’abord l’autonomie en général doit être rejetée comme illusion. Et donc le savoir philosophique et le discours vrai. Ce que peut la philosophie, c’est simplement décrire, montrer l’existence échappant au savoir, critiquer les illusions du savoir, et non pas être elle-même savoir. Toute la pensée de l’existence en vient à ce rejet. Et celui qui l’énonce le plus clairement, parce qu’il a fait porter la critique sur la logique et a déterminé l’existence dans le langage, sur ce plan même où se déploie le discours, est Wittgenstein. Je mentionnerai simplement l’aphorisme célèbre, trop célèbre par lequel il termine le Tractatus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».

2. La pensée de l’existence peut alors, dans le mouvement de son analyse, rencontrer la réalité de l’inconscient, mais sans pouvoir le poser comme tel dans le savoir et le discours, à plus forte raison le poser comme l’essence de l’existence.

Tel est précisément le cas de Wittgenstein. Il est parti de la logique symbolique de Frege et de Russell. Il s’est attaché au langage, non pas à la manière de l’empirisme, du discours de la science, mais en dégageant en lui sa vérité existentielle, que la logique symbolique refuse. Et il va être conduit, dans son analyse du langage et de l’existence, jusqu’à cet inconscient dont on a dit qu’en lui réside la solution. Mais, parce qu’il ne se rapporte pas à la psychanalyse telle que Lacan la présentera, il ne peut accéder à cette solution, et en reste à son rejet du savoir philosophique. C’est ainsi qu’après avoir, dans le Tractatus, découvert le fait de l’existence dans le langage, contre à la fois la logique symbolique et le discours sous toutes ses formes (métaphysique, empiriste, ou autres), après avoir, dans la I° partie des Recherches philosophiques, déterminé comme « jeu de langage » ce qu’il en est effectivement, avec la finitude, de cette existence dans le langage, il en vient dans la II° partie de ces mêmes Recherches (et déjà à la fin de la I° partie) à ce que je présenterai comme l' »institution du jeu de langage » -—et c’est là qu’il rencontre l’inconscient.

Entrons dans ce texte où nous allons retrouver les deux modes du langage que Lacan déterminera comme les « structures fondamentales » de l’inconscient : la métonymie et la métaphore. Nous sommes au XI° chapitre de la II° partie. Wittgenstein a commencé par y distinguer « deux emplois du mot “voir » », « voir telle chose » et « voir une ressemblance entre deux visages » (c’est-à-dire voir tel visage « en tant que » ressemblant à tel autre). Il souligne la « différence catégorique entre les deux objets du « voir » ». Il nomme la seconde vision « remarque d’un aspect ». Après plusieurs pages d’analyses subtiles sur ce thème, il en vient à affirmer à propos d’un signe écrit arbitraire:

 » Et je puis le voir sous divers aspects suivant la       

fiction dont je l’entourerai. Et il y a ici une proche affinité avec l’ « expérience vécue de la signification d’un mot ». »

Et, quelques pages plus loin, à nouveau :

« L’importance de ce concept [être aveugle à l’aspect] réside dans l’articulation des concepts de « vision d’un aspect » et d’ « expérience vécue de la signification d’un mot ». »

Il s’attache alors à cette distinction, en insistant sur l' »expérience vécue de la signification d’un mot » (dont il n’avait encore rien dit), jusqu’à conclure:

« L’expérience vécue de la parole et l’intention n’ont pas le même intérêt (L’expérience vécue pourrait peut-être renseigner un psychologue sur l’intention « inconsciente »). »

et encore:

« Le jeu de langage « Je veux dire (ou voulais dire) ceci » (explication après-coup, nachträglich, d’un mot) est tout à fait différent de celui-ci « Ce disant, je pensais à …». La dernière phrase est apparentée à « Cela me rappelle…» . »                              

Soyons clair. Il y a d’une part la sensibilité à l’aspect, par laquelle on déborde le jeu de langage commun (Wittgenstein souligne ce qu’il y a là d’appréciation esthétique précieuse); c’est aussi l’intention particulière dans laquelle on peut prendre un mot. Cela correspond à la métonymie. Il y a d’autre part l’expérience vécue de la signification d’un mot, ce par quoi on éprouve qu’il se remplit de signification. C’est la métaphore. Wittgenstein, après avoir donné deux exemples de distinction de ces deux dimensions du langage, s’arrête sur l’expérience vécue d’un mot. Il parle d’un texte qu’on lit avec expression, en y mettant le ton, en insistant sur certains mots pour en dégager la signification par rapport aux autres. Il évoque alors une « intention d’image », ces mots donnant une image de l’ensemble du texte. (Nous retrouverons, dans l’analyse de la métaphore, notons-le, le thème de l’image). Wittgenstein propose enfin trois exemples de cette expérience vécue de ce que Freud appellerait une condensation. D’abord celui d’une promenade dans les environs d’une ville, où il se représente par erreur que « la ville s’étend sur la droite ». « J’aurais pu essayer, pour ainsi dire psychanalytiquement, dit-il alors, de découvrir les causes [certaines associations, certains souvenirs] de ma conviction sans fondement ». Autre exemple quand il affirme qu’il aurait tendance à dire que Mercredi est « gras » et Mardi « maigre », plutôt que l’inverse. Et celui-ci encore que « la voyelle « e » est pour [lui] jaune ». Wittgenstein souligne que, dans l’expérience vécue de la signification d’un mot, d’une part les termes n’ont pas une signification transposée, transférée (übertragene — il fallait les employer eux, et nul autre), et que d’autre part ils reçoivent une signification secondaire, au-delà de la signification primaire — celle du jeu de langage primordial, celle par laquelle on apprend les mots, et qu’il faut toujours connaître d’abord. L’expérience vécue de la signification d’un mot est donc bien pour Wittgenstein le lieu d’une production nouvelle, au-delà de l’usage commun, d’une création. Comme on le verra pour la métaphore chez Lacan. Et la remarque d’un aspect, précisément quand cet aspect surgit, inscrit bien le terme dans une totalité nouvelle. C’est ce qu’on verra aussi pour la métonymie.

Wittgenstein a certes atteint quelque chose de décisif, non seulement en soi, mais pour lui, dans ces analyses ultimes. Il a en effet toujours mis en question la référence, pour le langage et la signification, à une expérience vécue. Avec l’intention, avec la sensibilité à un aspect, il a dû reconnaître la place de cette expérience, de l' »atmosphère ». Mais plutôt comme une conséquence : ce n’est pas un contenu d’expérience vécue qui détermine réellement l’intention, le vouloir-dire, c’est le contexte. Avec la métaphore, avec l' »expérience vécue de la signification d’un mot », c’est différent. Il atteint enfin le point où cette expérience pour le langage est effective, irréductible et originelle. Mais de ces analyses il ne peut lui-même tirer les conséquences existentielles et ontologiques, et poser le sens. Il était nécessaire, avons-nous dit, que la philosophie se heurtât à cette butée. Il fallait, pour passer au-delà, la psychanalyse telle que Lacan la présente, comme discours psychanalytique. Wittgenstein lui-même s’est su très proche de la psychanalyse, il s’est même dit un temps « disciple de Freud ». Mais il a reproché à Freud d’avoir voulu faire de la science en ces matières de psychologie où il n’y avait pas à en faire, et d’avoir fait en réalité de la spéculation et du discours, alors qu’il convenait de laisser être, de faire apparaître les jeux de langage, au-delà de toute entrave — dont la volonté de savoir est l’essentiel.

B) Le discours psychanalytique maintenant. Il pose l’inconscient, il est lui-même discours, et donc savoir spéculatif — et cependant, comme la pensée de l’existence, il rejette le savoir philosophique.

1. Montrons d’abord comment la psychanalyse en vient à se penser comme discours, et en même temps comme le seul discours vrai. Discours en tout cas, savoir spéculatif, et non pas science positive, comme le voulait Freud. Tel est l’apport fondamental de Lacan.

Lacan reprend l’hypothèse freudienne de l’inconscient, et l’inscrit dans le mouvement de la pensée contemporaine comme pensée de l’existence. Et il est d’abord conduit, de même que la pensée de l’existence, à rejeter tout discours. Quelles que soient en effet ses références à la linguistique structurale (et elles sont capitales bien sûr pour l’établissement objectif de l’inconscient : l’inconscient est langage et, dans le langage, métonymie et métaphore), l’élément déterminant pour Lacan est la référence à Heidegger. Le signifiant n’est pas d’abord formel. Il est ce qui est signifiant pour un sujet, la vérité pour le sujet, cette vérité que la science à l’avance a rejetée. Il surgit, au-delà de toutes les anticipations de la conscience. C’est en cela qu’il est l’in-conscient. Il appartient au temps réel, comme l’être de Heidegger. Il pose le signifié, comme l’être pose l’étant et le monde (cet être que Heidegger a lui-même finalement déterminé comme parole). Pour le sujet, l’inconscient, comme l’être, est alors l’Autre auprès duquel il ex-siste. Et ce à quoi appelle la psychanalyse en posant l’inconscient, c’est à s’affronter à la loi de cet Autre, à la finitude qu’elle implique, et qui, pour un sujet qui s’en protège par la jouissance pulsionnelle, est castration. Affrontement éthique dans lequel on passe outre à toute illusion d’autonomie et va, au-delà de l' »imaginaire », vers le « symbolique ». Le discours, comme lieu par excellence de l’autonomie, est alors lui-même rejeté. La vérité (de l’inconscient) reste au-delà du savoir. Le statut de l’inconscient, conclut Lacan, n’est pas ontologique, il est éthique — comme le serait finalement, et paradoxalement, celui de l’être pour Heidegger.

Mais Lacan doit en venir à mettre en question ce refus de tout discours, et à dépasser la pensée de l’existence. Car si le patient dans la cure s’affronte éthiquement à la vérité inconsciente — et cette éthique est bien la même que celle de la pensée de l’existence —, c’est pour autant que la psychanalyse d’abord lui ouvre cet espace de l’éthique, et cela conduit au-delà de la pensée de l’existence. Elle le fait parce qu’elle pose socialement l’inconscient, d’une position vraie, de discours. Elle advient dans le monde social où sont présents des discours, c’est-à-dire des réponses à la question fondamentale sur l’essence des choses. Par ces discours, comme le dénonce la pensée de l’existence, est fixée la relation de fascination dans laquelle le sujet se soumet au maître et fuit l’éthique. Posant la vérité de l’inconscient, la psychanalyse les met en question, met en question l’ordre de la fascination, et elle ne peut le faire réellement que parce qu’elle leur reconnaît leur réalité de discours, et se veut discours elle aussi. La psychanalyse comme discours psychanalytique est alors discours vrai, savoir de la vérité — d’une vérité qui certes d’abord échappe au savoir. Cela a plusieurs conséquences, que Lacan a parfois explicitées, parfois laissées implicites. D’abord pour l’inconscient. Posé dans le discours, il est identité essentielle. En l’Autre absolu bien sûr. Mais aussi dans le sujet. Il est, non plus Autre, mais Chose. Cette Chose parlante, métaphorisante qui est le plus réel du sujet et que celui-ci découvre en lui dans l’éthique. Chose comme autonomie, au-delà de l’hétéronomie de la pensée de l’existence. Ensuite pour l’éthique. Qui n’est plus simplement affrontement au réel, au non-sens, à la castration, à la finitude, mais jouissance à revouloir tout cela à partir de soi. C’est la jouissance mystique selon Lacan, celle en particulier du psychanalyste dans son discours (en position de « saint », comme il le dit). Enfin pour le discours lui-même. Dont on va pouvoir maintenant poser la consistance, c’est-à-dire déterminer la logique, qui est logique spéculative — et il le faut, puisqu’à l' »effet de fascination » la psychanalyse doit opposer son « effet de sens ». C’est ce que tente Lacan dans sa théorie ultime du nœud borroméen, où il retrouve le Ternaire absolu de Hegel. Même si, parce qu’il dit l’inconscient, et défait la fascination, le discours psychanalytique doit taire finalement cette consistance, qui est pourtant la sienne.

On pourrait alors concevoir qu’un discours philosophique, avec un savoir vrai, fût possible, en relation avec ce discours psychanalytique. Discours philosophique qui lui-même ne rompt pas d’emblée avec la fascination, ne libère pas le sujet dans le monde social, mais peut, raison pour soi, poser explicitement ce que le discours psychanalytique, raison en soi, doit finalement taire. Discours philosophique que Wittgenstein n’a pas pu reconnaître, parce qu’il n’a pas pu se rapporter à la psychanalyse telle que Lacan l’a réinterprétée, comme le primordial discours vrai pour le sujet fini. C’est vers cela que nous nous dirigeons ici. Mais Lacan s’en tient au point de vue du discours psychanalytique. Il avance sa théorie des quatre discours où il montre que seul le discours psychanalytique peut apparaître vrai au sujet. D’où, du point de vue de la psychanalyse, le rejet maintenu du savoir philosophique.

2. Comment se donne alors cet inconscient, non plus seulement rencontré dans sa réalité, mais posé dans sa vérité, par le discours, et cependant dans une vérité rien que partielle, qui ne se pose pas elle-même, comme cela se ferait dans un discours philosophique ?

L’inconscient pour Lacan, on l’a dit, est, dans ses structures fondamentales, métonymie et métaphore. C’est par ces deux modes essentiels du langage qu’il interprète (et établit objectivement) le déplacement et la condensation de Freud. Il les reçoit certes de la linguistique structurale. Et précisément de Jakobson qui, s’appuyant sur la distinction saussurienne des axes syntagmatique et paradigmatique du langage, détermine comme métonymique le procès qui relie un terme à un autre par contiguïté dans le syntagme, et comme métaphorique celui qui les relie par similarité dans le paradigme. Mais Lacan ne s’arrête pas à la science du langage et à sa détermination de la métonymie et de la métaphore. Le parallélisme saussurien du signifiant et du signifié ne pouvant pas donner sa vérité subjective à l’inconscient — et sans cette vérité subjective, existentielle, et finalement ontologique, il n’y a pas d’inconscient. Le signifiant comme vérité primordiale doit produire le signifié. C’est ce qu’on va voir maintenant dans les textes majeurs où Lacan parle de la métonymie et de la métaphore.

Parce qu’il veut poser le signifiant comme premier par rapport au signifié et le produisant, Lacan commence par faire de la métonymie ce qui est originel, et la métaphore serait ce dans quoi s’accomplit le langage (ainsi dans le séminaire sur les Psychoses, où il affirme : « La métonymie est au départ, et c’est elle qui rend possible la métaphore »). Mais ensuite, et pour la même raison, il va être conduit à faire toujours davantage de la métaphore l’origine, le lieu où s’effectue la production du signifié par le signifiant (ainsi dans l’article l' »Instance de la lettre »).

C’est dans les Psychoses qu’il introduit sa distinction. Il y entre par ceci que dans les textes de Schreber, et en général dans la psychose, il n’y a pas de place pour la métaphore. Il s’interroge d’abord sur la métaphore, donne comme exemple le vers de « Booz endormi » de Hugo, qu’il reprendra dans l' »Instance de la lettre » (« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse »), et avance qu’elle n’est pas comparaison, comme on le dit couramment, mais identification,  c’est-à-dire qu’elle ne suppose pas, mais produit l’identité. D’une part bien sûr « [la] signification est la donnée qui domine ». Mais d’autre part cela n’est possible, souligne-t-il, que par l’articulation du signifiant, la dimension syntaxique : c’est ceci qui est premier, la similarité est de position. Et de cette articulation du signifiant il passe à la métonymie, dans laquelle elle est manifestée comme essentielle. Il parle alors, à propos de la métonymie, de substitution. Mais, dans la séance suivante, plus justement, et de manière définitive (on en verra la portée plus loin), il attache ce terme à la métaphore. Laquelle cependant reste là encore terminale. Lacan dénonce la « tentation éternelle à laquelle succombe le linguiste lui-même » de voir dans la métaphore le « cœur du phénomène du langage ». Elle est certes « ce qu’il y a de plus saisissant, mais aussi de plus problématique dans le langage plein et vivant ». Mais elle et son « transfert de signifié » supposent la « structuration du signifiant » (Wittgenstein refusait, rappelons-le, que la signification fût « transférée », parce qu’il y voyait une création, ce que Lacan ici ne pose pas encore). Quant à la métonymie, il évoque alors pour elle l’intentionnalité (avec Wittgenstein on avait déjà parlé à ce propos de l’intention). Telle est donc la première présentation par Lacan de la distinction de la métonymie et de la métaphore. Qui reçoit déjà une inflexion, lorsqu’à la fin du séminaire, faisant référence à l’Athalie de Racine, il introduit le « point de capiton » et montre comment la signification essentielle advient, en fait par acte métaphorique, et précisément, remarquons-le sans le développer, par la métaphore fondamentale du Nom-du-Père.

Dans l' »Instance de la lettre » en revanche, Lacan dégage très clairement cet aspect créateur de la métaphore (et ne parle plus de transfert de signifié). La métaphore est, peut-on dire, le signifiant dans sa vérité originelle, en tant qu’il produit le signifié. La métonymie est le signifiant à nouveau, mais pour autant qu’en lui a été découverte la finitude, le fait qu’un signifiant ne vaut que du point de vue d’un autre, et non pas en soi, cette finitude qui est impliquée par la signification. La métonymie apparaît donc maintenant (Lacan ne le dit jamais nettement) comme seconde, supposant la signification, que produit au contraire la métaphore. Dans son texte Lacan revient par trois fois sur la distinction. Le plus précisément la troisième fois. Pour la métonymie, il parle de « connexion du signifiant au signifiant », du « manque de l’être dans la relation d’objet », de la « valeur de renvoi de la signification » (qui est donc bien supposée), et finalement du « désir ». Pour la métaphore, de la « substitution du signifiant au signifiant », de l' »effet de signification qui est de poésie ou de création », de l' »avènement de la signification ». Auparavant il avait donné des exemples, et souligné, à propos de la métonymie, qu’elle est le « moyen de l’inconscient le plus propre à déjouer la censure » (précisons : du Surmoi), et « ce qui indique la place du sujet dans la recherche du vrai », et à propos de la métaphore, avec le vers de Hugo, qu’elle est condensation, surimposition de signifiants, « Booz » rejeté étant supposé néanmoins par « gerbe ».

On voit donc que Lacan, à la différence de Wittgenstein, s’engage dans l’espace ontologique, pose la vérité de l’inconscient dans le discours, et montre le sens pour le sujet de la métonymie et de la métaphore qui en sont les « structures fondamentales ». La métonymie est désir. La métaphore est création. Mais, parce qu’il s’agit du discours psychanalytique, qui ne pose pas la vérité comme telle, et ne conduit pas jusqu’au bout les distinctions, on reste en fait dans l’équivoque, dans l’indétermination du sens. C’est ainsi que la métaphore reçoit son sens vrai de création, mais que le symptôme aussi est dit métaphore. Et que la métonymie est présentée comme désir, mais que ce désir, reconnu dans sa dimension ontologique, se rapporte à un objet indicible, indéterminable, et en cela illusoire. La métaphore, proclamée création, et donc autonomie du sujet comme Chose posant l’Autre de la loi, est aussi rabattue au rapport sexuel, dont Lacan ne laisse de dénoncer la complémentarité illusoire. Et la métonymie, encore, est ce par quoi on déjoue la censure du Surmoi, mais l’équivoque dans laquelle on demeure va dans le sens du Surmoi, et transforme la parole de l’analyste en oracle. Sans doute cette équivoque est-elle nécessaire au discours psychanalytique. Mais sans doute aussi ne peut-elle avoir sa vérité (d’ouverture au sens qui viendra de l’Autre) que si un autre discours, celui de la philosophie, la justifie et l’éclaire. Le fond de l’équivoque est en effet l’histoire. Que Lacan à la fois rejette — et sait essentielle à la psychanalyse. Là est requise la philosophie.

C) Le savoir philosophique enfin. Quittons le point de vue du discours psychanalytique, qui nécessairement le rejette. Plaçons-nous du point de vue de la philosophie. Et voyons ce qu’elle implique quand elle s’affirme comme savoir, avec l’inconscient.

1. Montrons d’abord en quoi la philosophie peut, avec l’inconscient et la psychanalyse, se penser comme savoir. Quelques affirmations simplement, qu’on ne peut ici développer comme il le faudrait.

 

Première affirmation (c’est l’interprétation, par la philosophie, du discours psychanalytique) : si le discours psychanalytique peut passer au sujet fini, dans le monde social, c’est par la grâce que, seul parmi les discours, il lui fait en s’effaçant comme savoir, pourtant absolument réel. C’est par cette grâce que le sujet peut passer outre à la prise dans la fascination, à la soumission au Surmoi, à la pulsion de mort, au rejet de la vérité. La grâce est ce par quoi librement, dans l’autonomie, le psychanalyste reconnaît sa finitude devant le sujet, le patient, se dé-pose devant lui, et le fait lieu de la loi. Si le discours psychanalytique, qui pose la vérité de l’inconscient, mais se dé-pose comme savoir de cette vérité, implique bien la grâce, l’inconscient apparaît alors comme l’essence de l’existence, le lieu de la conversion de l’Autre en Même, ce en quoi de l’Autre absolu vient au fini sa consistance. Car l’inconscient est certes vérité au-delà de la conscience immédiate, l’Autre pour elle, mais il est aussi un concept, posé par la conscience comme absolue, laquelle est rendue possible par la grâce qui vient de cet Autre. L’inconscient est finalement Chose, d’une part Chose créatrice, qu’on est par la métaphore, d’autre part Chose à créer ou à recréer, à poser en l’Autre auquel on se rapporte par la métonymie. 

Deuxième affirmation de la philosophie : discours psychanalytique et discours philosophique sont dans une relation essentielle. Ce que n’a pas clairement souligné Lacan (et là se marque son rapport équivoque à l’histoire), c’est que si, dans le monde social, le discours psychanalytique est bien le seul qui apparaisse  vrai au sujet, le monde social lui-même rejette d’abord ce discours, et l’espace de l’individualité qu’il ouvre au sujet. Là suprêmement se manifeste la pulsion de mort. Tel est le monde traditionnel, où règne l’ordre communautaire du Surmoi, où se déploie la violence du sacrifice, où tout le poids de la finitude est rejeté sur la victime, et où est empêchée toute possibilité d’autonomie réelle. Or le discours psychanalytique, qui ne pose pas sa vérité comme telle, qui ne justifie pas lui-même la loi qu’il énonce, n’est pas celui qui peut établir, contre l’ordre traditionnel, le monde juste dans lequel il aurait sa place. Il y faut le discours philosophique. Qui donne valeur absolue à la question. Qui veut un monde où chacun puisse mener jusqu’au bout l’épreuve de la finitude, dans l’autonomie, jusqu’au savoir rationnel pur. Mais il faut aussi au discours philosophique le discours psychanalytique, parce que c’est celui-ci qui incarne dans le monde social la question, et par lequel la vérité peut alors passer au fini. Par le discours psychanalytique seul, disons avec Socrate, le sujet individuel peut accéder à cette vérité que proclame et introduit dans le monde social le discours philosophique, disons Platon.

Troisième affirmation de la philosophie : si le discours philosophique peut passer au monde social, et à partir de là au sujet fini, c’est lui aussi par la grâce qu’il fait en s’effaçant comme pouvoir, pourtant absolument réel. C’est par cette grâce que la philosophie se montre comme n’étant pas l’idéologie, et qu’elle met le monde social en position de dépasser son rejet de l’histoire. Elle fait alors ce que Blanchot appelle une « déclaration d’impuissance », elle reconnaît la toute-puissance du sacré, elle affirme que seul l’Autre absolu peut, par la Révélation, faire accepter au fini l’affrontement à la vérité. C’est par cette Révélation qu’on a pu en venir jusqu’à l’époque terminale où apparaît comme telle la psychanalyse. Par la Révélation mosaïque, par l’Incarnation et par la Passion du Christ (moment suprême de la Révélation), et par l’histoire du peuple juif jusqu’à l’extermination nazie, passe au monde social l’objectivité du savoir philosophique. Du côté de l’objet, c’est, avec le christianisme, le Ternaire absolu de la logique spéculative. Du côté du sujet, avec le judaïsme, le Moi qui s’engage dans la responsabilité absolue.

2. Comment se présente maintenant l’inconscient ? Il a été rencontré dans sa réalité par la pensée de l’existence, et précisément par Wittgenstein, mais sans pouvoir alors être posé dans sa vérité ; il a été posé certes par le discours psychanalytique, mais dans une vérité simplement partielle ; il est posé enfin maintenant dans sa vérité totale, systématiquement articulée, par le savoir philosophique. Mais que deviennent maintenant la métonymie et la métaphore ?

Le savoir philosophique avec l’inconscient requiert une logique spéculative nouvelle. Non plus celle de Hegel, où l’existence n’est présente que formellement. Ni même celle de Lacan (celle du nœud borroméen), qui n’est pour lui qu’une perspective, qu’il ne voulait ni ne devait développer jusqu’à la clarté philosophique, et dont le sens pour le sujet reste équivoque. De cette logique nouvelle ne donnons ici que quelques éléments, simplement pour montrer comment on peut avec elle présenter la métonymie et la métaphore. Chaque concept qui y est analysé est caractérisé par une dualité qui, dans le mouvement de l’analyse, pour le sujet existant et fini, apparaîtra comme contradiction. Chaque analyse est le mouvement éthique par lequel, pour tel concept, le sujet découvre en soi, à travers l’épreuve de la finitude, sa puissance de Chose métaphorique, créatrice – c’est par cette puissance qu’il peut mener jusqu’au bout le travail éthique de la pensée. Rien de négativement formel, mais cette « forme absolue » dont Hegel, définitivement, a montré la nécessité pour le savoir, et qui vaut pour toute création.

Indiquons maintenant les grands traits de ce que le savoir philosophique peut dire de la métonymie et de la métaphore. Elles se comprennent dans leur rapport au langage. Le langage lui-même est signifiance et en même temps signification. Signifiance parce qu’il n’y a un concept de langage, un langage essentiel, que s’il n’est pas simplement moyen d’expression d’une signification comme le voulait la pensée métaphysique, que s’il a une signifiance en deçà de la signification, et qui la produit. Signification d’autre part parce qu’on ne parle de langage essentiel que si la signification, où se dit l’essence, a elle-même une consistance propre et n’est pas simplement l’effet que produirait le jeu du signifiant. Que font alors métonymie et métaphore ? Contre le langage commun, où la signifiance vraie, imprévisible, est perdue, rejetée par une signification anticipée (monde commun), et où d’autre part la signification n’atteint aucune consistance et ne vaut que par différence formelle (ce serait l’articulation formelle du signifiant), métonymie et métaphore rétablissent le langage essentiel. La métonymie en dirigeant vers la signification vraie. La métaphore en restituant la signifiance primordiale, qui seule permettra d’établir, de créer ou de re-créer cette signification. La métonymie est signification et en même temps non-signification, parce qu’il faut marquer la signification commune comme non-signification pour accéder à la vraie. La métaphore est signifiance et en même temps non-signifiance, parce qu’il faut marquer le langage commun comme non-signifiant, et faire donc l’épreuve de la finitude, pour retrouver la signifiance primordiale. L’analyse de la métonymie va nous conduire du remplacement à l’intention et à l’Autre (à l’altérité). Celle de la métaphore, de la substitution à l’image et à la Chose.

Commençons par la métonymie. 

Elle est d’abord remplacement. Dans le remplacement au sens commun, ce qui est remplacé et ce qui le remplace sont des outils, en soi vides de signification, et qui en reçoivent une de ce à quoi ils servent. La signification est supposée. Si ce remplacement devient essentiel, c’est alors librement qu’on se fait outil, accepte et veut la non-signification, ce qu’on croyait être auparavant la signification apparaissant maintenant comme une telle non-signification. Epreuve de la finitude, de l’existence, de l’inconscient. Et cela pour que puisse advenir la signification vraie. Ce remplacement prend toute sa portée avec les noms, qui sont les premiers auxquels on reconnaît une signification. Métonymiquement ils se remplacent, n’importent lesquels, pourvu qu’on soit entraîné vers la signification vraie, vers le Tout à venir dans lequel s’articuleront leurs significations communes, vers l’Autre comme Chose au-delà des noms, et qui garantira ce Tout. D’où l’idée d’une justification conventionnaliste des noms, celle d’Hermogène dans le Cratyle. D’où aussi l’illusion d’un dépassement du langage, si l’on oublie que l’Autre lui-même est parole. 

Mais qu’est-ce en fait que le remplacement pour le sujet fini qui ne veut pas fixer la finitude dans la signification vraie ? Ou bien c’est le remplacement commun. Où la non-signification est inessentielle. Où elle n’est pas ce qui permet d’aller vers la signification vraie. Et où elle ne caractérise pas la signification commune. Dont l’évidence reste intouchée : signification excluant la non-signification. Et la métonymie communément acceptée, avec connexion des termes dans un Tout déjà là, relève de ce remplacement. Ou bien c’est le remplacement « pur ». Qu’on peut condamner comme insensé, parce qu’il ne conduit à aucune signification d’emblée déterminable. Mais qu’on peut aussi, au nom de l’existence et de l’inconscient, glorifier parce qu’il manifesterait la finitude, et ouvrirait à la signification vraie, absolue, au demeurant indéterminable. C’est ici que Lacan parle du désir. 

Si la métonymie peut recevoir une vérité objective, c’est alors pour autant qu’une signification nouvelle, vraie, est réellement visée en elle, pour autant qu’elle est intention. L’intention ne caractérise pas tout langage. Le langage commun se passe d’intention pour signifier, Wittgenstein l’a justement souligné. Elle intervient pour le dépassement de cet ordre commun. Elle peut alors avoir elle-même son objectivité (par quoi elle pose la vraie signification), pour autant que le sujet a accepté la finitude, dans le rapport à l’Autre absolu. Et c’est cela qu’implique la métonymie qui la porte. A partir de cette métonymie (on ne sait pas ce qu’on voulait dire, on est débordé par l’inconscient, déplacé), on peut accéder à la conscience absolue. L’intentionnalité husserlienne, et aussi toutes les interprétations « conceptuelles », et en particulier celle de Freud affirmant qu' »il y a l’inconscient », et encore l’intention interprétative du psychanalyste, si elles ont à recevoir leur vérité effective du travail métaphorique de la pensée, sont portées par cette métonymie. 

Mais le fini refuse cette intention vraie appelant à une création, et qui eût donné sa vérité objective à la métonymie. Soit on s’arrête, d’une manière ou d’une autre, au subjectivisme de l’intention. Comme si par exemple le sujet avec son intention pouvait donner au langage la signification qu’il veut — c’est le langage privé de Russell. Comme si encore les intentions, les « bonnes », pouvaient ne pas passer à l’autre. Comme si même il y avait dans le social des intentions toutes-puissantes auxquelles on fût soumis (Surmoi). Soit on condamne ce leurre subjectiviste de l’intention au nom de l’existence et de l’inconscient. Ainsi Wittgenstein contre le langage privé de Russell. Ainsi très généralement contre la conscience absolue de Husserl. Mais la métonymie a toujours aussi peu d’objectivité. 

L’essence de la métonymie est finalement l’Autre. Si le sujet veut donner sa vérité à la métonymie, en tant qu’elle dirigerait vers la signification vraie, celle qui se constitue par l’épreuve de la finitude (dont la non-signification), celle qui caractérise le savoir philosophique, il faut que l’Autre auquel la pensée de l’existence, légitimement, fait référence (et cette référence manque, du moins explicitement, chez Husserl), il le pose comme Autre vrai. C’est-à-dire comme cet Autre qui n’est pas le Surmoi, mais qui s’ouvre au contraire à son Autre, et en particulier au sujet fini comme Autre, et qui lui donne toutes les conditions pour accéder à l’autonomie (et au savoir). C’est à cet Autre qu’ouvre la métonymie, par le remplacement qui est son acte, et par l’intention qui est ce dans quoi elle s’accomplit. C’est cet Autre qu’elle devient elle-même. La métonymie est ainsi l’inconscient comme l’Autre. Pour autant qu’il ouvre à son appropriation par le fini. Jusqu’à la conscience absolue, et au savoir philosophique.

Passons à la métaphore. 

Elle est d’abord substitution — terme déjà rencontré avec Lacan, mais qu’il convient d’aborder un peu plus précisément. Dans la substitution commune, on se substitue (ou on substitue quelque chose) à ce qui est supposé signifiant, le maître éminemment. Et en même temps, se sub-stituant, on se sou-met à la même loi de non-signifiance à laquelle il a dû, lui déjà, se soumettre. Dans la substitution essentielle, d’une part cette non-signifiance, cette finitude, est elle-même essentielle — épreuve de l’existence —, et elle fait disparaître ce qu’on supposait d’abord signifiant (le maître), d’autre part on reveut absolument cette non-signifiance, et on produit donc une signifiance nouvelle. De même, d’ailleurs, que le terme auquel on s’est substitué (ou auquel on a substitué quelque chose) pourrait, à son tour, et à nouveau, advenir à la signifiance, en se soumettant à la loi, qu’incarne maintenant le terme substitué. Dans les deux cas il s’agit d’un procès d’identification — d’où l’idée d’une justification naturaliste des noms, celle de Cratyle dans le dialogue de Platon. Identification au terme auquel on se substitue. (Identification dont découle, notons-le sans le préciser, la structure quaternaire de la métaphore — Chose, objet, sujet, Autre — constitutive de l’existence). Cette substitution vaut certes avant tout pour les noms, lieu de la signifiance primordiale, auxquels elle restitue leur signifiance, comme nouvelle. Métaphoriquement ils se substituent l’un à l’autre, n’importe lesquels, pourvu que puisse se faire le procès d’identification. Dans l’exemple de Lacan, c’est la gerbe, se soumettant à la loi de Booz, devenant généreuse et aimante suprêmement — et ce serait aussi Booz se soumettant à la loi de la gerbe (c’est ainsi que se déploie le poème) jusqu’à devenir, lui le moissonneur, le moissonné du Moissonneur céleste, du « moissonneur de l’éternel été ». Cette substitution, on le voit, est, comme le remplacement, fondamentalement éthique. Lévinas l’a très justement dégagé, qui parle à son propos du « trope contradictoire de l’un-pour-l’autre ». 

Mais qu’est-ce en fait que la substitution pour le fini qui refuse de s’établir ainsi dans son autonomie de chose ? Ou bien c’est la substitution commune, excluant toute non-signifiance essentielle. Il y a des maîtres, signifiants. On se soumet à leur loi. On accède plus ou moins à leur signifiance — sans que jamais celle-ci soit effacée. Signifiance qui n’est pas la vraie, celle qui surgirait. Et la métaphore communément reconnue, avec une identité déjà déterminée entre les termes, cette métaphore qui est comparaison et non pas identification, relève de cette substitution. Ou bien c’est la substitution « pure ». Qu’on peut condamner comme insensée, parce qu’on refuse une signifiance nouvelle. Mais qu’on peut aussi glorifier au nom de l’existence et de l’inconscient, parce qu’elle manifeste, contre le leurre du maître, la finitude fondamentale. Ainsi pour Lacan, qui parle bien du Nom-du-Père, mais sans vouloir en poser la signifiance, et qui parle aussi du phallus en tant qu’il marque toutes choses de la loi de non-signifiance (castration) – et la métaphore du Nom-du-Père produirait simplement cette signification du phallus. D’où l’équivoque, chez Lacan, du symptôme et de la création. Ainsi également pour Lévinas gommant que par la substitution on fait advenir, en soi, et non seulement en l’Autre, une signifiance nouvelle. 

Si la métaphore peut accéder à une vérité objective, c’est pour autant qu’elle est image, pour autant qu’une signifiance nouvelle (et non pas simplement une signification, comme le veut Lacan) est effectivement produite, avec la non-signifiance. Signifiance de l’image créatrice, qui soumet le sujet à sa loi, jusqu’à la création, jusqu’à ce que, par le travail de l’écriture, la consistance de l’œuvre soit atteinte, la Chose répétée à partir de la Chose originelle. Wittgenstein a évoqué ces mots qui font image, et qui par cette image ordonnent tout un texte. C’est la gerbe qu’on fauche dans le poème de Hugo. Ce serait « gras » pour « mercredi » chez Wittgenstein. C’est l’image de soi dans laquelle le psychanalyste par ses paroles métaphoriques entraîne le patient. L’image alors n’a rien de négatif, mais mène la création en acte. Le Nom-du-Père fait voir une telle image, et le nœud borroméen suprêmement (la Trinité). Le vrai moi, qui est métaphore, se donne de lui-même et à lui-même cette image créatrice. 

Le fini cependant la refuse, et refuse ce qui eût donné sa vérité à la métaphore. Ou bien on se laisse fasciner par l’image — et la métaphore commune ne fait que confirmer cette captation. On fuit l’éthique. On est passif devant la prétendue signifiance absolue du maître (ou de la « scène primitive »). Jouissance mortifère qui conduit finalement à la violence sacrificielle. Ou bien on condamne, au nom de la finitude, de l’existence et de l’inconscient, la puissance d’illusion de l’image. C’est ce qu’a fait presque toujours Lacan, retrouvant Platon. C’est ce que fait Lévinas. Avec ce problème pour Lacan que le phallus « symbolique » qui fait éprouver la loi de la non-signifiance, il ne parle pas, il n’est ni le Père absolu, ni l’Autre vrai, il ne se distingue pas en fait du Surmoi. D’où l’équivoque de la métaphore, présentée même comme le rapport sexuel, la scène primitive ! 

L’essence de la métaphore est finalement la Chose. Si le sujet veut donner sa vérité à la métaphore, en tant qu’elle ferait de la signifiance vraie l’image qui, à travers l’épreuve de la non-signifiance, guide la création (ou re-création), il faut qu’il pose la chose, en l’Autre, et en même temps en soi. Il faut qu’il se pose comme cette chose, qui est la puissance créatrice originelle, l’auto-nomie, ce qui institue ou ré-institue, par l’image, l’Autre. Mais c’est ce que veut l’Autre vrai, et suprêmement l’Autre absolu de la Révélation, celui qui n’est pas le Surmoi, avec ses images fascinantes, mais qui libère, fût-ce par l’interdit de l’idole, la puissance imaginante du fini et qui, en cela, a fait la fini « à son image ». La métaphore est ainsi l’inconscient comme le Même. Elle est la substance de l’Autre, en tant que le fini se l’approprie en acte. Elle est ce par quoi se constituera effectivement la conscience absolue — et le savoir philosophique.

Que dans le savoir philosophique, au-delà de l’indifférence de la pensée de l’existence et de l’équivoque du discours psychanalytique, le sens de l’inconscient soit clairement dégagé, c’est apparu avec suffisamment d’évidence. Ne redisons que ceci : l’inconscient, posé par la psychanalyse, est autonomie réelle, qui s’accomplit dans le savoir philosophique, et qui suppose la Révélation religieuse. Je voudrais, pour conclure, rappeler Freud lui-même. Dans son texte ultime, Moïse et le monothéisme, en 1939, quand le temps n’était plus, ni pour lui ni pour le monde, aux coquetteries ou aux stratégies scientistes, c’est au judaïsme et au christianisme ensemble qu’il fait référence, et pour qu’aille jusqu’à son terme, contre toute régression historique, cette levée du refoulement qu’ils avaient introduite pour le monde social. C’est l’histoire même, qu’a voulue la philosophie, et que scelle la psychanalyse.