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Inconscient et justice - Alain Juranville, Philosophe

Articles et conférences

Cités, n° 16, Paris, PUF, 2003

La psychanalyse, introduite par Freud et reprise par Lacan, tient tout entière dans l’affirmation de l’inconscient. La politique, depuis la philosophie grecque et les prophètes juifs, n’a d’autre visée que l’établissement effectif de la justice. Qu’apporte de neuf la psychanalyse à la politique ? Qu’apporte de neuf l’inconscient à la justice ? Mon propos sera le suivant.

Certes l’inconscient affirmé par la psychanalyse va dans le même sens que l’existence affirmée (ou supposée) par toute la philosophie contemporaine après Hegel, depuis Schelling et Kierkegaard (voire Marx)(1). Au nom de l’inconscient comme au nom de l’existence, on ne peut que récuser toute perspective — idéaliste — d’une réalisation naturelle et nécessaire de l’idée (en l’occurrence, de celle, suprême, de la justice).

Mais l’inconscient permet de passer outre aux conceptions qui, notamment celle de Heidegger, n’ont rien dit et n’ont rien voulu dire de la justice. Et également aux conceptions qui, après l’Holocauste décisivement (mais déjà quand il s’annonçait), ont voulu quand même réintroduire au moins l’exigence de justice, au risque de retomber dans une forme cachée de l’idéalisme, que ce soit l’Ecole de Francfort, Lévinas, et jusqu’à Derrida. L’inconscient permet de penser la réalisation effective de l’idée de justice. Et cela par la grâce  qu’il implique. Car la justice est, dirai-je, loi et en même temps vérité, vérité de la loi, la loi en tant qu’elle a à être reconstituée par chacun (nulle autre injustice que quand la loi ne peut être considérée, par celui auquel elle s’applique, comme venant de lui). Et la grâce est, dirai-je aussi, autonomie et en même temps altérité, revouloir absolument libre de l’effacement de soi comme lieu de la loi, au profit de l’Autre (ce qui permet à l’existant, en tant que cet Autre, d’être libéré de sa captation par la loi devenue fausse et de la reconstituer comme vraie). Mais faire référence ainsi à la grâce, cela conduit à donner, pour la politique, une place décisive à la religion. Ce qui, à l’homme de notre monde qui est celui de la fin de l’histoire, où l’évidence traditionnelle du religieux s’est — heureusement — effacée, peut certes faire problème. Et qui devra donc être justifié rigoureusement.

Mon propos comportera deux parties, avec chacune deux moments. La première partie voudrait montrer que la psychanalyse suppose la justice effectivement réalisée. Je parlerai de l’inconscient, puis de la psychanalyse. La deuxième partie voudrait montrer que la philosophie, constitutivement en relation avec quelque chose de l’ordre de la psychanalyse, doit elle-même — et peut dès lors que la psychanalyse est apparue comme telle — réaliser cette justice. Et qu’elle fait alors référence à la religion, à toutes les religions universelles, les Weltreligionen étudiées par Max Weber. Je parlerai de la philosophie, puis de la religion. En chacun des moments de l’analyse, il s’agira de s’attacher, d’abord à l’idée (de l’inconscient, de la psychanalyse, etc.), ensuite à la réalité (avec la contradiction radicale à laquelle alors on se heurte, qui empêche toute réalisation naturelle de l’idée et qui, de toute façon, devra être assumée), enfin à la vérité (où cette contradiction est, par la grâce, résolue).

Commençons par la psychanalyse.

Et partons, pour la psychanalyse, de l’inconscient dont elle est l’affirmation.

D’abord l’idée de l’inconscient.

L’inconscient est ce savoir (pour Lacan, « savoir insu ») qui, par rapport à la conscience ordinaire, surgit imprévisiblement comme son Autre. Autre qui fait s’effondrer l’identité fausse de cette conscience, et qui apparaît lui-même comme lieu premier de l’identité vraie. D’une identité qui est principe du savoir, d’un savoir certes toujours déjà là, et cependant à recréer imprévisiblement. L’inconscient comme identité d’un tel Autre retrouve alors l’existence : « Vous savez, dit ainsi Lacan de Kierkegaard, que j’ai dénoncé, comme convergente à l’expérience bien plus tard apparue d’un Freud, sa promotion de l’existence comme telle »(2).

Si l’inconscient, qui est un tel savoir, peut être objectivement reconnu, c’est par le don qu’il suppose. Car il est d’abord en un Autre absolu, au-delà de l’humain, en un Autre absolu qui veut d’emblée son ex-sistence vers son Autre. Alors que le sujet humain, « l’existant », commence par refuser cette ex-sistence, d’un refus qui le caractérise comme radicalement fini. Et l’Autre absolu lui fait certes éprouver cette finitude (il est pour lui, selon Lacan, « l’Autre qui peut l’annuler lui-même »(3)). Mais il lui donne aussi (sinon, pas d’affirmation de l’existence ou de l’inconscient) toutes les con-ditions (con-dere, donner avec) pour, à son tour, vouloir l’existence, et reconstituer la loi, d’abord en cet Autre.

Et l’inconscient comme savoir objectivement reconnu est alors langage. Car, disons-le sans le démontrer, l’objectivité est, avec l’existence et l’inconscient, langage. Comme on le voit dans toute la pensée qui affirme l’existence : chez Heidegger, mais aussi chez Rosenzweig (qui présente la « méthode de la pensée nouvelle » comme « méthode du langage »(4)), et de même chez Benjamin, ou encore chez Lévinas avec son Dire en deçà du Dit. Et comme on le voit chez Lacan bien sûr quand il détermine l’inconscient (condensation et déplacement chez Freud) par les deux figures de la métaphore et de la métonymie. Une structure fondamentale quaternaire se déduit, pour l’existant, de ce langage.

Ensuite la réalité de l’inconscient.

Ce qui, de par la finitude radicale, fait problème, et empêche d’abord que le savoir inconscient ne passe à l’existant, c’est la constitution, par celui-ci, à la place de l’Autre absolu vrai, d’un Autre absolu faux ou idole, que la psychanalyse a désigné sous le nom de Surmoi. Surmoi dont Lacan dit qu’il est « la loi et sa destruction », ou encore « haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses »(5). Surmoi comme Autre qui n’a pas d’Autre et dont l’existant est le déchet. Surmoi comme lieu de la loi devenue fausse et violente. Contre ce Surmoi, l’inconscient apparaît comme désir qui vise, non pas à effacer tout manque, mais à s’ouvrir toujours plus à son Autre.

De là tout un mouvement dans quoi l’existant est entraîné par le désir, et qui lui fait traverser les quatre structures existentiales distinguées à partir de la psychanalyse, avec une acceptation croissante de la finitude. D’abord la psychose, où l’on s’identifie au Surmoi comme Chose, quitte à en être aussi le déchet. Ensuite la perversion où, tout en restant objet-déchet du Surmoi, on se fait objet-fétiche pour les autres, incarnant pour eux le Surmoi. Puis la névrose où, voulant s’arracher à la position de déchet, on se fait — mais vainement — sujet, qui devrait introduire une nouvelle objectivité. Enfin la sublimation, où l’on s’identifie effectivement à l’Autre, et s’arrache alors à la position de déchet.

Ce sur quoi débouche ce mouvement, c’est néanmoins sur l’irréductible de la finitude en tant que toujours à nouveau elle se ferme à l’Autre comme tel et fabrique de l’idole. Finitude radicale — pour Freud, pulsion de mort — qui doit être assumée. Et qui l’est dans la sexualité, dont Lacan dit si justement : « La réalité de l’inconscient, c’est — vérité insoutenable — la réalité sexuelle »(6). « Insoutenable » parce que la sexualité est en son fond pulsion de mort. Mais « vérité » insoutenable, parce que dans la sexualité cette violence de la pulsion de mort est assumée, par le désir, devant l’Autre comme tel, parce qu’elle y est faite vérité.

Enfin la vérité de l’inconscient.

L’inconscient s’accomplit, pour l’existant, dans l’œuvre où toute la finitude est explicitement revoulue. Œuvre constituée à partir du symptôme, puisqu’irréductiblement le mouvement vers la sublimation se heurte à une limite, et que l’existant est au mieux névrosé. A partir du symptôme, métaphorisé par l’inconscient comme langage, s’ouvre un développement métonymique, celui-là même qui apparaît dans la cure par l’association libre, développement où sans cesse l’acte créateur métaphorique est à nouveau possible, jusqu’à ce que la contradiction introduite par la métaphore initiale soit résolue, et la consistance enfin atteinte.

L’œuvre fait alors traverser à l’existant les quatre passions fondamentales où se retrouvent les quatre structures existentiales, mais élevées maintenant à leur vérité. Passions qui, rassemblées, constituent la passion propre de l’existant : « Ce qui fait la dignité du névrosé, dit Lacan, c’est qu’il veut savoir ce qu’il y a de réel dans ce dont il est la passion : l’effet du signifiant »(7). D’abord l’angoisse (et l’objectivité à atteindre pour l’œuvre). Ensuite la culpabilité (et la position de sujet dans laquelle il faut alors se mettre). Puis la honte (d’avoir, ayant fait œuvre, à s’affirmer comme l’Autre aux yeux du social). Enfin la peur (quand on s’identifie à la Chose et ne veut plus que ceci : que l’œuvre soit accueillie comme elle le doit).

C’est ainsi par l’œuvre, de quelque espèce qu’elle soit, et par la passion alors traversée, que l’existant reconstitue la loi qu’implique l’inconscient. Et la justice ne peut donc consister, avec l’inconscient, qu’à permettre à chacun de faire œuvre et, pour cela, de traverser sa passion propre, en y faisant l’épreuve de l’irréductible de la pulsion de mort, et des violences qu’elle provoque. Toute autre conception de la justice — par exemple, d’une justice débarrassant de toute violence — ne serait, aux yeux de quiconque affirme réellement l’inconscient, qu’une manière de prolonger l’injustice, le règne du Surmoi. Mais comment l’existant peut-il être mis en position de faire ainsi œuvre ?

Venons-en maintenant à la psychanalyse elle-même.

D’abord l’idée de la psychanalyse.

La psychanalyse est savoir, comme l’inconscient. Elle est même savoir de l’inconscient. Non pas science positive, comme l’avait soutenu Freud (légitimement, car il fallait commencer par cela), mais discours, comme l’a proclamé Lacan, après avoir repris l’hypothèse freudienne récusée par la science positive, et avoir montré le lien de l’inconscient et de l’existence. Discours en tant que savoir rationnel pur. Certes la pensée contemporaine a, au nom de l’existence, rejeté le discours, qui contredirait la finitude. Mais Lacan affirme néanmoins la psychanalyse comme discours vrai, passant comme savoir à son Autre.

Si la psychanalyse, qui est savoir de discours, peut être objectivement reconnue, c’est par la grâce qu’elle suppose, du seul fait de l’affirmation de l’inconscient. Car affirmer l’inconscient, c’est, pour l’analyste mis, par le patient, en position de conscience souveraine, dire à celui-ci : « La vérité est en toi. Parle, et le savoir en résultera ». C’est s’effacer comme lieu de la loi devenue fausse (Surmoi), et se faire, de façon absolument libre, déchet du patient posé lui-même comme Autre vrai, lieu de la vraie loi. C’est la grâce. « La mesure dans laquelle le christianisme nous intéresse, dit ainsi Lacan, se résume au rôle donné à la grâce. Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que je désigne comme le désir de l’Autre ? »(8).

Et la psychanalyse comme savoir objectivement reconnu est alors interprétation. Car l’interprétation se soumet entièrement à la loi de ce qu’elle interprète, et cependant elle reconstitue à partir de soi (autonomie supposée) cette loi d’abord posée en l’Autre. Elle suppose donc la grâce, en même temps qu’elle se déploie en savoir rationnel pur (où elle se justifie). Et elle est, pour l’existant tenant comme conscience le discours, avant tout la psychanalyse elle-même : discours qui, disant l’inconscient, doit, pour ne pas se contredire, taire (c’est la grâce) la raison qu’il a pourtant en lui. Ainsi, selon Lacan, du discours psychanalytique qui, à la différence des autres discours, passe comme vrai à son Autre, au patient.

Ensuite la réalité de la psychanalyse.

Ce qui, de par la finitude radicale, fait alors problème, et empêche d’abord que le savoir psychanalytique ne passe à l’existant, c’est la prise de celui-ci dans la fascination. Fascination par quoi, devant l’autre homme en tant qu’Idéal du moi et incarnation du Surmoi, il se complaît dans la position du déchet duquel nulle parole ne viendra plus. Contre pareille fascination mortifère, la psychanalyse s’avance en donnant et redonnant sa grâce (« C’est de cette idéalisation, dit Lacan, que l’analyste a à déchoir, dans la mesure où son désir lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner, lui, l’hypnotisé »(9)), en ouvrant l’espace d’un travail qui fera revenir la parole et le désir.

De là tout un mouvement auquel l’existant est conduit par le travail, et qui lui fait traverser les quatre discours fondamentaux caractéristiques du monde social et distingués par Lacan à partir du discours psychanalytique. D’abord le discours de l’hystérique, de celui qui se complaît dans la fascination devant le maître ou Idéal du moi. Ensuite le discours du maître, de celui qui exerce la fascination (mais là n’est certes pas ce que visait la grâce de l’analyste !). Puis le discours de l’universitaire, de celui qui veut dénoncer toute fascination et qui, en fait, y reste pris, comme il y soumet son autre. Enfin le discours du psychanalyste qui, seul, rompt effectivement avec la fascination.

Ce sur quoi débouche ce mouvement, c’est néanmoins, là aussi, sur l’irréductible de la finitude radicale en tant qu’elle se soumet toujours à nouveau, fascinée, à l’idéal. Finitude qui là aussi doit être assumée. Et qui l’est cette fois-ci, non plus dans la sexualité, mais dans le transfert. Le transfert est certes d’abord, pour Freud, répétition de l’idéalisation névrotique. Mais une telle répétition peut, selon lui, être utilisée par l’analyste pour libérer de toute idéalisation — après quoi elle-même devra être « liquidée ». A quoi Lacan, reliant l’inconscient à l’existence, rajoute que le transfert n’a pas à être liquidé, mais simplement dégagé, comme hétéronomie, dans ce qu’il a d’heureux et de libre — car « il y a, dit-il, dans la manifestation du transfert quelque chose de créateur »(10).

Enfin la vérité de la psychanalyse.

La psychanalyse s’accomplit, pour l’existant, dans l’individu. C’est l’individu que la psychanalyse vise, en lui, à faire apparaître, et c’est ainsi qu’il doit s’affirmer pour donner à la psychanalyse toute sa portée. L’individu est celui qui s’arrache à la fascination par les maîtres et modèles proposés par le monde social, et qui ne veut d’autre identité que celle qui lui viendra dans la solitude (unicité), de l’épreuve de la finitude radicale. Cet individu doit reconnaître qu’il s’est lui-même complaisamment réduit au déchet social ; il advient par la grâce à lui dispensée ; et il doit, s’il veut rester l’individu, communiquer cette grâce à un autre individu. Ce que proclame toute la pensée contemporaine depuis Kierkegaard.

L’existant comme individu doit alors traverser socialement, en correspondance exacte avec les discours de Lacan, les quatre types d’activité distingués par Max Weber dans sa sociologie historique(11). D’abord l’activité traditionnelle où l’individu s’annule complaisamment devant les maîtres et modèles. Ensuite l’activité rationnelle en finalité où l’individu apparaît, mais où, au lieu de se rapporter à son Autre, il ne s’occupe que de moyens pour ses fins. Puis l’activité rationnelle en valeur où l’individu reconnaît la finitude radicale, et l’illusoire de la rationalité ordinaire, mais sans pouvoir s’y opposer réellement. Enfin l’activité émotionnelle où l’individu libère, par grâce, « charismatiquement », l’individu en l’autre homme — type d’activité à propos duquel Weber lui-même parle d’au-delà de la conscience et de sublimation.

C’est donc en lui ouvrant l’espace de l’individualité que la psychanalyse permet à l’existant de reconstituer la loi juste qu’elle-même affirme. Certes l’existant comme radicalement fini tendra toujours à fuir son individualité en s’établissant dans les autres discours ou types d’activité. Et il ne saurait y avoir d’autre justice avec l’inconscient, que d’instituer un monde où l’accession à l’individualité soit possible pour chacun, c’est-à-dire où le discours psychanalytique ait, certes parmi les autres discours, sa place. Mais justement, comment un tel monde peut-il être institué, si le discours psychanalytique, qui dit la loi juste de l’inconscient, ne peut la poser comme telle, de sorte qu’à partir de là un monde social puisse s’organiser ?

Passons à présent à la philosophie, dans l’intention de montrer qu’elle peut, si du moins elle donne vérité à la religion, instituer effectivement le monde juste supposé par la psychanalyse.

Et attachons-nous, pour commencer, à la philosophie en elle-même.

D’abord l’idée de la philosophie.

La philosophie elle aussi est savoir. Savoir qui suppose certes l’épreuve de la contradiction la plus radicale — comme on le voit dans les dialogues socratiques avec lesquels commence la philosophie. Mais savoir qui proclame (c’est Platon après Socrate) que cette contradiction se résoudra, et que la solution pourra en être posée par chacun à partir de soi. Existence et en même temps savoir, savoir de l’existence. Ce savoir n’est pas, même s’il s’y rapporte, celui de la psychanalyse ou de la pratique socratique. Il n’ouvre pas en acte l’espace du dialogue — car il n’affirme pas à l’avance la solution (inconscient ou idée), et il ne s’efface pas en même temps par grâce devant l’Autre individuel. Il est lui aussi savoir de discours, mais qui pose cette fois-ci sa raison comme telle, et qui ne pourra être reconnu que si lui aussi, autrement bien sûr, dispense sa grâce.

Si la philosophie peut être objectivement reconnue, c’est de toute façon par l’élection qu’elle suppose, en plus de la grâce. Car la grâce permet de faire reconnaître l’objectivité alors affirmée. Mais elle ne fait pas qu’on pose, soi, une telle objectivité. Or c’est ce que requiert la philosophie, et à quoi on s’engage, non par la grâce, qui n’engage à rien, mais par l’élection en tant qu’accueil absolument libre de l’appel de l’Autre absolu. Election dont Lévinas a su, à partir du judaïsme, montrer la portée universelle. Election qui « n’est pas faite de privilèges, mais de responsabilités » et qui caractérise toute « conscience morale »(12). Elle est offerte à tous, même si tous ne la voudront pas. Elle est requise, non seulement pour le discours philosophique, mais du patient en analyse, car sans elle il ne s’établirait pas dans le travail de la cure.

Et la philosophie comme savoir objectivement reconnu est alors droit. Car le droit est savoir de la finitude. C’est-à-dire de ce que l’existant doit recevoir de conditions objectives et donc sociales pour pouvoir — mais ce n’est qu’une possibilité — accepter sa finitude et accéder à l’autonomie réelle, à partir de quoi il produira l’œuvre, dont celle du savoir. Droit déterminé par la dualité de la grâce et de l’élection. Comme on peut le voir dans la dualité des droits réels (d’abord la propriété) où l’autonomie n’est que supposée, et des droits personnels (liberté d’expression, d’enseignement, de culte…) où l’autonomie est posée comme telle. Ou encore dans la dualité des droits civils et des droits politiques. Par le droit chacun est mis en position de reconnaître le savoir philosophique, et donc de reconstituer la loi juste comme telle.

Ensuite la réalité de la philosophie.

Ce qui, de par la finitude radicale, fait alors problème, et qui empêche d’abord que le savoir philosophique ne passe à l’existant, c’est la prise de ce dernier dans le système sacrificiel, dans le système social organisé par le sacrifice. Sacrifice, non pas certes dans sa vérité suprême, mais dans sa fausseté ordinaire, comme violence exercée en commun, au profit du Surmoi ou dieu obscur, par haine de l’Autre absolu vrai et de l’individualité à quoi il appelle. « L’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est, dit Lacan, quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans un monstrueuse capture »(13). Contre le système sacrificiel, caractéristique, initialement, de toutes les sociétés humaines, la philosophie introduit l’histoire, en tant qu’elle doit permettre peu à peu l’établissement du monde juste.

De là tout un mouvement qui fait traverser les quatre époques de l’histoire proprement philosophique (l’histoire, voulue par la philosophie, n’est pas entièrement déterminée par elle, et a en elle-même cinq époques, comme on le verra). D’abord l’Antiquité où, le discours psychanalytique ayant fait une première apparition sous la forme du dialogue socratique, la vérité est cependant posée comme objectivité. Ensuite les Temps modernes, et la vérité comme subjectivité, c’est-à-dire comme se déployant elle-même en acte, dans l’épreuve de la finitude. Puis l’époque contemporaine, de la vérité comme altérité, quand l’existence est affirmée et, avec elle, la finitude comme radicale, l’existant devant accéder à une vérité d’abord en l’Autre. Enfin l’époque actuelle, de la vérité comme identité, quand le discours psychanalytique advient en propre, qu’outre l’existence, l’inconscient est affirmé (qui en est l’essence), et que l’existant peut, dans l’épreuve de la finitude, s’accomplir expressément comme individu.

Ce sur quoi débouche ce mouvement, c’est néanmoins, là aussi, sur l’irréductible de la finitude radicale en tant que, cette fois-ci, elle répète sans cesse socialement la réduction de l’homme au déchet. Finitude qui, là aussi, doit être assumée. Et qui l’est cette fois, non plus dans la sexualité, ni dans le transfert, mais dans le capitalisme. Capitalisme qui n’est pas, malgré qu’en ait Marx qui le décrit génialement, le système sacrificiel, mais ce qui reste de ce système quand on peut s’opposer politiquement (Marx sait bien que le capitalisme se développe en même temps que l’État de droit) aux conséquences inacceptables qu’il produit et reproduit sans cesse.

Enfin la vérité de la philosophie.

La philosophie s’accomplit, pour l’existant, dans la société. C’est en instituant la société comme vraie et juste, ce qu’elle veut depuis le commencement de l’histoire, que la philosophie qui, d’abord, n’était qu’idée (mais comme l’inconscient et la psychanalyse), s’accomplit réellement. Société qui a en propre que chacun peut, avec toute sa finitude radicale et les risques de violence qui en résultent, y advenir à son unicité d’individu et même à son autonomie de moi. Société qui laisse toute sa place au capitalisme, certes en lui imposant les limites politiques qu’il faut. C’est par sa grâce propre, non pas au sujet individuel, mais au sujet social, celui qui s’inscrit dans les divers discours fondamentaux, que la philosophie institue une telle société.

La société juste suppose alors reconnus dans leur vérité propre chacun des quatre discours constitutifs du monde social. D’abord les deux discours qui, posant comme telle une loi voulue juste, exercent un pouvoir (au moins formel). Que ce soit le discours du clerc (discours de l’universitaire, activité rationnelle en valeur) où se retrouve la philosophie, ou le discours du maître (activité rationnelle en finalité). Le discours philosophico-clérical, après avoir lutté contre lui dans l’histoire, reconnaît, lui apportant légitimité, l’autorité du discours du maître. Equilibre des pouvoirs (législatif et exécutif), la même loi juste étant posée, certes différemment, par l’un et par l’autre. Ensuite le discours du peuple (discours de l’hystérique, activité traditionnelle), discours supposé pouvoir accueillir (c’est le pouvoir qui lui est alors conféré — démo-cratie) cette justice qu’il ne pose pas lui-même comme telle. Enfin le discours de l’individu, discours qui reste inapparent dans la société sacrificielle où il se fausse radicalement et qui, dans le monde historique, advient comme activité émotionnelle vraie, dialogue socratique et, ultimement, discours psychanalytique.

C’est donc en instituant une société où le discours psychanalytique ait sa place reconnue, et où chacun puisse, par ce discours, accéder à son individualité, que la philosophie réalise la justice. Certes l’existant tend toujours à y commettre l’injustice, et cela ne met nullement en question la justice de cette société comme société de droit. Mais, doit-on demander encore dès qu’on affirme l’existence et l’inconscient, comment l’existant, radicalement fini, et donc en relation constitutive, qu’il le dise, le sache, le sente ou non, avec un Autre absolu, peut-il réellement accepter, au fond de lui-même — et sans cette acceptation, pas de justice —, la vérité rationnelle pure voulue et introduite par la philosophie ?

Terminons avec la religion, qui va permettre justement que la vérité philosophique soit accueillie par chacun, au moins implicitement.

D’abord l’idée de la religion.

La religion elle aussi est savoir. Savoir portant sur l’Autre comme Autre absolu, et qui ne peut venir à l’existant que de cet Autre. Ce savoir est certes toujours d’abord celui, faux, qui caractérise le monde traditionnel sacrificiel. Et il doit donc, comme vrai, comme celui dont a besoin la philosophie, pouvoir être vérifié par la raison philosophique, et ouvrir lui-même à une telle vérification. Que la philosophie actuelle, celle qui affirme l’existence et l’inconscient, doive se rapporter à la religion comme vraie, c’est ce qu’annonçait Benjamin dans son « Programme de la philosophie qui vient », celle-ci devant « intégrer dans un ordre systématique » de nouveaux “domaines” d’expérience, parmi lesquels « le plus élevé est celui de la religion »(14).

Si la religion, comme savoir vrai voulu par la raison philosophique et vérifiable par elle, peut être reconnue objectivement, c’est par la foi qu’elle suppose, en plus de la grâce et de l’élection — foi qui est celle aussi de la philosophie elle-même. La foi certes est épreuve de la finitude la plus radicale et de l’effondrement de toute raison déjà là. Mais elle est aussi, dans son acte, et réception, et donation de sens, autonomie donc — avec l’idée que l’Autre absolu en assurera les conditions à tout existant et permettra que soit reconnue universellement l’objectivité pure d’abord socialement rejetée. Foi proclamée par toute pensée qui, depuis Kierkegaard, affirme l’existence, par Lévinas disant du judaïsme qu’il « se situe toujours au carrefour de la foi et de la logique »(15), et jusqu’à Lacan pour lequel « un père, c’est le nom qui par essence implique la foi »(16).

Et la religion comme savoir objectivement reconnu est alors révélation. Car l’existant, en tant radicalement fini, refuse d’abord d’affronter sa finitude, et d’accéder à l’autonomie réelle où il la revoudrait — de là, la fabrication, par lui, de l’Autre absolu faux ou Surmoi. Et il ne peut dès lors être établi dans cette autonomie que par l’Autre absolu vrai lui en donnant et redonnant toutes les conditions, et se montrant donc dans sa vérité. Révélation que toute la pensée qui affirme l’existence, depuis Schelling et Kierkegaard, jusqu’à Rosenzweig, Benjamin, Heidegger et Lévinas, pose ou suppose comme acte imprévisible, décisif pour l’histoire — et que toute pensée qui affirme l’inconscient doit de même supposer.

Ensuite la réalité de la religion.

Ce qui, du fait de la finitude radicale, fait alors problème, et empêche d’abord que la religion vraie ne soit reconnue par l’existant, c’est la captation de celui-ci dans le paganisme, en tant qu’absolutisation religieuse du système sacrificiel. Paganisme contre lequel la religion vraie intervient sous la forme d’une première révélation, celle du judaïsme. La révélation juive est révélation de la loi, de la loi juste que chacun est appelé à reconstituer comme telle — révélation en correspondance, par là, avec le discours philosophico-clérical. Et révélation par l’élection. Et par l’élection d’un peuple, puisqu’il s’agit de la mise en question radicale du système sacrificiel, ce pour quoi le sujet individuel, en chaque peuple, est d’abord trop peu. Peuple juif comme le peuple de l’élection. D’emblée à la fin de l’histoire, comme le dit Rosenzweig (« Il vit déjà dans sa propre Rédemption. Il a anticipé l’éternité »(17)). Mais la fin de l’histoire ne pourra être atteinte, précisons, que quand l’élection juive sera devenue possible à chacun — ce qu’on a pu voir dans l’histoire avec la fondation des Etats-Unis d’Amérique. Et néanmoins l’élection, et précisément comme élection juive, est d’abord, par les autres peuples, rejetée.

De là tout un mouvement, ordonné par une deuxième révélation, celle du christianisme, qui fait traverser les quatre époques religieuses de l’histoire (rejoignant, avec un déplacement certes, les époques philosophiques, pour déterminer les cinq époques de l’histoire universelle). Epoques religieuses qui sont, reprises de Schelling par Rosenzweig, celles de l’Eglise de Pierre (époque médiévale, après l’époque philosophique de l’Antiquité), de l’Eglise de Paul (époque moderne) et de l’Eglise de Jean (époque contemporaine). A quoi il faut ajouter, en lien avec l’inconscient, l’époque actuelle, celle qui vient après l’Holocauste. Car la révélation chrétienne est révélation de l’amour, au sens où chacun doit être posé objectivement comme Autre vrai. Révélation qui, s’opposant universellement au système sacrificiel, se fait par le sacrifice de l’Autre absolu lui-même comme Fils, du dieu de l’élection. Et révélation par la grâce. Révélation en correspondance, par là, avec le discours psychanalytico-individuel. Mais, si cette révélation ouvre bien alors, comme le dit Rosenzweig, la « voie éternelle » (le monde historique voulu par la philosophie devenant monde chrétien), elle ne conduit pas par elle-même à la position comme telle de la loi juste (ce qui à chaque fois suppose l’élection). Et, malgré les progrès historiques de la justice, elle tend sans cesse à répéter la violence sacrificielle, ultimement contre le peuple juif, l’Elu humain par excellence. Jusqu’à l’Holocauste. Après quoi d’une part le monde historique, chrétien, ne peut rester tel sans reconnaître explicitement la vérité pure du judaïsme, la même violence sacrificielle qui s’exerce contre le Christ s’étant répétée contre le peuple juif. Et d’autre part le peuple juif, acceptant sa finitude d’humain, reconnaît implicitement la divinité du Christ, et fonde l’État d’Israël.

Ce sur quoi débouche ce mouvement, c’est néanmoins, ici à nouveau, sur l’irréductible de la finitude radicale en tant qu’elle refuse toute renonciation explicite, requise par l’histoire, à la communauté païenne traditionnelle avec ses rôles (avant tout ceux de l’homme et de la femme). Finitude qui, à nouveau, doit être assumée comme telle. Et qui l’est par une troisième révélation, celle de l’islamisme. La révélation islamique est révélation de la communauté, de la communauté juste où chacun, dans l’épreuve de la finitude radicale, mais hors toute violence sacrificielle, a sa place d’individu à même de reconstituer la loi juste comme telle. Révélation transmise par Mahomet, modèle — décisif pour la philosophie — de l’homme de l’élection, de celui qui sait qu’il faut, pour rendre acceptable l’élection, établir une communauté. Mais révélation par la foi, au sens où il ne s’agit pas alors de dénoncer explicitement la communauté traditionnelle, mais d’accueillir ce qui, pour la communauté, est venu, vient et viendra de l’Autre absolu, et notamment les révélations juive et chrétienne. Pour le monde judéo-chrétien de la fin de l’histoire, il est capital de reconnaître la vérité pure de l’islam, afin de pouvoir apaiser le conflit né de la fondation de l’État d’Israël, et afin de rendre acceptable ce monde historique à ceux qui, de bonne foi, refusent la rupture qu’il implique. Et même si la crispation païenne sur la communauté traditionnelle, crispation manifestée sous sa forme extrême dans la volonté nazie d’extermination du peuple juif, ne peut que se répéter, notamment dans le terrorisme.

Enfin la vérité de la religion.

La religion s’accomplit, pour l’existant, dans la culture. Car la religion, même révélée, ne peut être reconnue comme vraie par l’existant que si celui-ci est capable de produire par lui-même, comme forme suprême de son œuvre propre, une religion vraie. Or pareille religion instituée par l’existant, ou par lui réinstituée après révélation, relève, pour autant qu’elle est œuvre posée comme telle aux yeux de tous, de la culture. De la culture qui, en tant que ce dans quoi sont accueillies et recueillies toutes les œuvres humaines, se place toujours déjà à la fin de l’histoire.

Culture qui implique alors, comme religions dont il faut, pour la philosophie dans sa visée historique et politique, proclamer la vérité, les quatre religions asiatiques. Fondamentalement, le bouddhisme, par excellence religion vraie instituée par l’homme qui, ayant reconnu sa finitude radicale ou pulsion de mort, se tourne vers un Autre absolu qui donnera sens. Autre absolu qui est certes laissé alors à son abstraction pure de Néant, mais dont on attend quand même une révélation (l’Eveil) — pas de religion vraie, on l’a vu, qui ne suppose une révélation. Le bouddhisme correspondant alors au discours métaphysico-magistral. Et aussi, dans la perspective certes du bouddhisme qui leur donne leur fondamentale vérité, d’une part la dualité du confucianisme (loi et lettre, élection) et du taoïsme (grâce, sans parler de la « voie », du tao), en rapport avec la dualité proprement historique du judaïsme et du christianisme. Et d’autre part l’hindouisme, en rapport par sa foi, en l’occurrence toute métaphysique, avec l’islamisme.

C’est donc en affirmant la culture, la culture universelle où toutes les œuvres humaines, et éminemment les grandes religions, sont rassemblées et posées comme telles, que la philosophie peut finalement faire valoir auprès de tous la société juste qu’elle aura instituée. Culture qui devra, dans la société juste, être offerte à chacun, pour qu’il se sente reconnu comme il doit l’être, et pour qu’il apprenne à reconnaître tous les autres comme ils doivent l’être. Culture qui fait la substance même de l’inconscient — de « lalangue », dit Lacan, de la langue maternelle, mais « il n’y a qu’une langue Une »(18), dit de son côté Rosenzweig. Alors la justice pourra, conformément à l’intention profonde de Weber toujours plus attaché aux religions universelles, et malgré ce à quoi il paraît s’arrêter comme « guerre des dieux », s’établir dans un monde enfin apaisé.