Warning: "continue" targeting switch is equivalent to "break". Did you mean to use "continue 2"? in /home/vo1xdlff/aj.creativeclicks.fr/wp-content/plugins/revslider/includes/operations.class.php on line 2858

Warning: "continue" targeting switch is equivalent to "break". Did you mean to use "continue 2"? in /home/vo1xdlff/aj.creativeclicks.fr/wp-content/plugins/revslider/includes/operations.class.php on line 2862

Warning: "continue" targeting switch is equivalent to "break". Did you mean to use "continue 2"? in /home/vo1xdlff/aj.creativeclicks.fr/wp-content/plugins/revslider/includes/output.class.php on line 3708
Droit, psychanalyse, politique - Alain Juranville, Philosophe

Articles et conférences

Psychanalyse à l’Université, n° 41, Paris, PUF, 1986. Trad. allemande dans Riss, n° 29-30, Zurich, 1995. Republication dans Société, n° 17, Montréal, Groupe autonome d’édition, 1997. Trad. grecque dans Συγχρονα θεματα, Athènes, 2000

Quel est le sens politique de la psychanalyse ? Quelle réponse doit-on apporter, à partir de la psychanalyse, à la question primordiale de la politique depuis les Grecs : la réalisation de l’idéal d’une société de droit est-elle possible ? La portée politique de la psychanalyse peut sembler évidente. Elle introduit dans la cure une relation où peut être effectivement récusé le rapport de fascination qui permet la violence politique. Par le transfert qui fait de l’analyste le sujet supposé savoir, le patient est amené à passer outre à cette image de maîtrise illusoire, et à s’affronter librement à la vérité, imprévisible et immaîtrisable dans aucun savoir, du désir inconscient. La relation psychanalytique donnerait le modèle pour la réalisation de la société de droit.

Mais la psychanalyse ne contredit-elle pas toute perspective politique ? Ne conduit-elle pas plutôt à un certain pessimisme politique ? Car le fait même de poser un idéal est au cœur de la fascination. C’est ce qui doit être mis en cause dans la cure. Or la politique ne se conçoit pas sans la détermination d’un idéal. Ce que la psychanalyse proposerait, ce serait non pas une politique, qui suppose toujours maîtrise et idéal, mais une éthique de l’affrontement au désir et à la non-maîtrise. Au discours du pouvoir, du « service des biens », qui dit toujours : « Travaillez ; pour les désirs, vous repasserez », Lacan oppose l’éthique de la psychanalyse qui implique, précise-t-il, « cette dimension qui s’exprime dans ce qu’on appelle l’expérience tragique de la vie ».

Peut-on en rester à cette conclusion ? Face aux totalitarismes qui ont marqué le monde contemporain, ne doit-on pas exiger l’action politique ? Mais peut-on concevoir une action politique justifiée et efficace, si la position en général d’un idéal doit être rejetée ?

Que la critique de la position d’un idéal conduise au refus de l’action politique, c’est ce qui caractérise les pensées de l’existence, de Kierkegaard à Wittgenstein, de Heidegger à Lévinas. Penser l’existence, c’est affirmer que la vérité mêlée de non-vérité par quoi elle se définit est indépassable. Que cette vérité déborde l’ordre du monde et de son finalisme, et ne peut être saisie dans un savoir. Que l’homme enfin est constitué essentiellement par son rapport à un Autre absolu qui lui donne sa loi. L’émergence du monde est alors liée à une violence irréductible. Et poser un idéal, vouloir un monde consistant et clos, c’est empêcher la confrontation à l’existence où l’homme va jusqu’au bout de ce qu’il a à être. « En rajouter » par rapport à la violence primordiale. Il ne faut donc pas poser et vouloir réaliser un idéal. D’où le rejet de toute dimension politique par les pensées de l’existence et notamment par Heidegger qui a fait apparaître la pensée de l’existence dans sa nouveauté ontologique radicale. Et la psychanalyse, par son hypothèse de l’inconscient comme mode de désappropriation du sujet et forme de l’ex-sistence, irait dans le même sens.

Mais les phénomènes du totalitarisme imposent l’exigence d’une action politique. Ce qui explique chez certains philosophes politiques contemporains la mise en cause des pensées de l’existence et le retour à l’idéal. Il faut poser et vouloir réaliser l’idéal. Ainsi pour Leo Strauss. Pour lui — et il s’appuie ici sur la critique heideggérienne —, c’est la pensée moderne de la subjectivité qui est à l’origine du totalitarisme. Et il convient de revenir au droit naturel antique et à la position d’un idéal transcendant. Ainsi pour Habermas et l’école de Francfort, qui défendent, eux, la philosophie des Lumières et la volonté moderne de l’émancipation. Pour Habermas, ce n’est pas cette volonté d’émancipation qui conduit à l’arbitraire politique, mais son aliénation dans l’idéologie. L’action politique est alors critique de l’idéologie, ainsi que l’avait conçue Marx. Et la psychanalyse, qui permet de lever les obstacles à la communication et donne les conditions d’un dialogue idéal, en est pour Habermas le modèle.

Pareille interprétation de la psychanalyse peut sembler cependant contestable. De façon générale, tout retour à la position d’un idéal est contradictoire avec l’hypothèse de l’inconscient. Est-on alors voué à l’impuissance politique ? S’il est exclu qu’il faille vouloir réaliser un idéal, ne peut-on pas avec la psychanalyse concevoir la réalisation effective de l’idéal — ce qui permettrait de justifier l’idée d’une action politique ? Ne peut-on pas penser l’idéal, sinon comme principe, du moins comme effet ? C’est ce à quoi amène la détermination rigoureuse du concept de l’inconscient, qui va au-delà de l’existence. La réalité de l’idéal, c’est finalement pour Lacan la consistance effective de l‘imaginaire qu’il produit dans la théorie du nœud borroméen. C’est ce que j’ai appelé le signifiant pur. Réaliser l’idéal, ce n’est pas alors vouloir conformer le réel à un idéal anticipé, ce qui a toujours comme résultat la violence, en particulier politique, mais inventer, dans l’ordre formel de la pure différence symbolique, dans le savoir, la parole ou l’institution, un terme qui fasse apparaître la consistance de l’ensemble des éléments symboliques. Ainsi pour l’interprétation dans la cure : la parole interprétative de l’analyste est un élément symbolique qui se rajoute aux associations libres, à toutes les productions symboliques du patient, et qui leur donne sens parce qu’elle les noue ensemble.

Je voudrais essayer de montrer maintenant :

1) d’une par, que la psychanalyse permet de concevoir et de réaliser une relation idéale de droit ;

2) d’autre part que, si la psychanalyse permet de concevoir l’idéal d’une société de droit et en est la condition historique, c’est la philosophie qui peut le réaliser et qui en est la cause, pour autant qu’elle se rapporte à la psychanalyse, et en fait apparaître la consistance.

Dans les termes du nœud borroméen, je dirais que l’imaginaire du droit et le réel de la politique sont liés par le symbolique de la psychanalyse, mais dans l’articulation de la philosophie comme nœud de ces trois.

Une relation idéale de droit est une relation sans violence, conforme à la loi. La psychanalyse permet la conception et la réalisation d’une telle relation. Etablissons d’abord que la relation de droit est concevable à partir de l’inconscient. Et ensuite que cette relation est réalisable dans la cure.

1. L’idéal d’une relation de droit peut sembler contradictoire avec l’hypothèse de l’inconscient. L’inconscient sans doute implique la loi. C’est au centre de l’interprétation lacanienne de l’inconscient freudien par le langage et le signifiant. Mais la loi de l’inconscient est loi de l’Autre. Le manque et la souffrance qu’elle assigne au sujet ne sont-ils pas alors violence exercée par l’Autre ? C’est la thèse première de Lacan, par quoi il rejoint la critique du droit qui caractérise les pensées de l’existence. Mais si la loi de l’inconscient suppose l’Autre, le désir et le manque viennent-ils de l’extérieur ? L’approfondissement du concept de l’inconscient conduit Lacan à mettre en question cette fonction de l’Autre. A concevoir, au-delà de l’inconscient comme savoir, l’inconscient comme jouissance. Au-delà de l’autre, la Chose, comme le cœur le plus intime du sujet qui pose l’Autre de la loi à laquelle elle se soumet. La loi qui résulte de l’inconscient n’implique plus alors la violence et l’on peut concevoir à partir de la psychanalyse une relation idéale de droit.

Je caractériserai la première conception de Lacan comme celle de l’Œdipe symbolique. Il y est encore strictement freudien et, sur le plan ontologique, heideggérien. La loi du désir inconscient trouve son origine dans l’Autre et entraîne la violence. Mais celle-ci est d’abord dissimulée par l’idéalisation. Entrer dans l’épreuve de son désir, par exemple dans le travail de la cure, c’est alors découvrir cette violence caractéristique de la loi de l’inconscient comme loi de l’Œdipe.

Que l’inconscient implique une dimension essentielle de violence, c’est ce à quoi est d’abord conduit Lacan lorsqu’il veut établir par le langage l’hypothèse de Freud. Lacan part du langage tel qu’il est conçu par la linguistique structurale comme jeu de la pure différence symbolique, et il y retrouve les éléments fondamentaux des processus primaires décrits par Freud. Mais, pour penser proprement l’in-conscient, il faut aller au-delà du parallélisme entre le signifié et le signifiant, en souligner la différence de « régime » temporel, concevoir le signifié (ou le monde, le domaine de la conscience et du temps imaginaire) comme produit par le signifiant, et enfin affirmer la vérité ontologique du signifiant. D’où l’idée de la constitution du sujet — qui n’apparaît qu’avec le signifié — à partir d’un Autre absolu, et la rencontre de Lacan avec la pensée heideggérienne. L’Autre de la première conception de Lacan doit être rapproché de l’être de Heidegger. Il est l’Autre du savoir, extérieur au sujet, dans lequel est déterminé à l’avance ce qu’il a à être. Comme l’être de Heidegger, le destin qu’il signifie à l’homme est un destin de vérité partielle — souci pour Heidegger, désir pour Lacan. Comme pour Heidegger, cette hétéronomie apparaît donc comme violence. L’Autre est celui qui inflige le manque en même temps qu’il donne la loi.

Pour celui qui doit accéder à cette loi du désir qui lui vient de l’Autre, se produit nécessairement une idéalisation qui dissimule la violence. Précisons ce point. Le personnage en qui le sujet à venir rencontre pour la première fois la loi du désir, et qui joue pour lui le rôle de l’Autre, est la mère. Mais l’Autre n’est aucun sujet. La mère doit donc s’effacer dans son rôle d’Autre. Et en même temps reconnaître l’enfant comme pouvant jouer pour elle ce rôle. L’Autre lors pour l’enfant, et celui auquel la mère l’identifie comme désirant, c’est le père. Entrant dans cette identification l’enfant constitue le père comme l’Idéal du moi. Bien sûr le père n’est pas non plus l’Autre, et se pose lui-même comme sujet de la loi. Mais le désir et le manque ne sont pas d’abord ce qui peut faire échapper à l’idéalisation. Idéaliser, ce n’est pas concevoir le père comme non-castré, mais au contraire comme castration pure, comme celui qui a renoncé à la jouissance dans laquelle l’enfant se sent pris, pour devenir pur désir.

L’idéalisation dissimule la violence. Mais, si le sujet entre vraiment dans son désir et cherche effectivement à s’idéaliser, par exemple dans la cure, c’est elle qu’il va découvrir, et le caractère illusoire de l’idéal. La loi, qui était d’abord loi du désir et de la castration, apparaît alors comme loi de l’interdit. Car le père comme l’enfant a dû advenir comme sujet de la loi. Lui aussi a été pris dans sa jouissance et n’a pu accéder purement au désir. Il continue donc à tenir comme l’enfant à son objet primordial, à sa propre mère, qu’il retrouve dans celle à qui s’adresse maintenant son désir, à la mère de l’enfant. Le désir auquel il l’appelle n’est donc pas le désir en général, mais le désir pour cet objet. D’où l’ensemble des relations que la psychanalyse appelle l’Œdipe, et le fait que la loi qui signifie le désir se présente comme celle qui l’interdit.

Il faut cependant aller au-delà de l’interdiction et de la menace imaginaire de violence. La loi qui d’abord semblait être loi du désir et qui est devenue loi de l’interdit, est dans sa vérité loi de jouissance, et en tant que telle, directement violence. Suprême paradoxe que Lacan met en évidence dans « Kant avec Sade ». Le père réel, besogneur de la mère comme le dit Lacan et qui se trouve en position d’objet du tourment, extrait du corps de l’enfant le fétiche où se marque son destin de désirant, et il le donne à la jouissance de la mère en place d’Autre. Au-delà de l’idéalisation, faire apparaître l’objet donné à la jouissance de l’Autre, de l’être-suprême-en méchanceté, faire l’épreuve de la violence radicale de la loi de l’autre, telle est alors la fin de l’analyse.

Faut-il avec l’inconscient rejeter l’idée d’une relation conforme à la loi et sans violence ? L’Œdipe symbolique est-il le mot ultime de Lacan, qui n’aurait fait que reprendre dans les termes du langage les analyses freudiennes ? Lacan nous conduit au-delà de l’Œdipe et de la position ontologique de Heidegger. La souffrance d’exister ne vient pas de l’Autre, lieu de l’inconscient comme savoir, mais de la Chose, lieu de l’inconscient comme jouissance, qui pose l’Autre en se faisant le sujet de sa loi. Si la loi n’est pas violence, peut-elle alors ordonner entièrement la relation à l’autre, et rendre concevable l’idéal du droit ? C’est ce que montre la cure analytique où le patient comme l’analyste cessent d’accuser l’autre de la souffrance inéluctable et entrent dans un autre rapport au désir que la névrose, dans ce que j’ai désigné du terme classique de sublimation.

La psychanalyse peut-elle s’en tenir à la détermination de l’inconscient comme l’Autre qui sait déjà et produit l’être du sujet à venir ? L’idée d’un Autre qui saurait à l’avance est récusée par la pratique même de la psychanalyse. C’est l’hystérique qui suppose qu’il y a un Autre qui sait, c’est elle qui, dans la cure, fait de l’analyste cet Autre. Concevoir l’Autre comme celui qui sait d’avance, c’est faire de l’Autre en fait l’Idéal du moi. Le complexe d’Œdipe, qui se caractérise par cette confusion est au premier chef un produit hystérique. Et la psychanalyse, en interprétant la loi du désir comme loi de l’Œdipe, ne ferait que sanctionner le symptôme hystérique. Qu’est-ce même que le sadisme dont on avait fait la vérité de la loi du désir, sinon la perversion rêvée dont l’hystérique protège son symptôme ? Contre la confusion de l’Autre et de l’Idéal du moi qui le fait sujet supposé savoir, l’analyste au contraire affirme qu’il ne sait pas et que la vérité du désir inconscient doit venir du sujet. Il ne dit pas que le sujet sait — ce qui serait hystérie à l’envers. Il dit Parlez, et il en apparaîtra un savoir. Son interprétation, émise au lieu du sujet, sera le moment de ce savoir. Pour la psychanalyse, l’Autre est produit.

On est alors amené à une autre détermination du concept de l‘inconscient que par l’Autre du savoir, et qui rompt avec la conception heideggérienne de l’être comme acte signifiant posant le signifié. En restant ontologiquement heideggérien, on ne peut pas penser pleinement l’inconscient, qui est épreuve subjective de la vérité hors-monde. Lacan nous conduit au point où l’inconscient peut être conçu dans l’articulation signifiante, dans la position du signifiant comme signifiant. « L’inconscient, dit Lacan, c’est que l’être en parlant, jouisse, et ne veuille rien en savoir, ne veuille rien savoir du tout ». Il est la Chose, qu’avait introduite Lacan dans l’Ethique. C’est elle qui produit l’Autre, dans l’acte même de la métaphore paternelle où elle s’écartèle selon la structure quaternaire du désir. La loi du désir à laquelle le sujet est assujetti trouve son origine, non en l’Autre, mais en ce cœur le plus intérieur du sujet. Souffrance certes, elle n’est pas violence.

Dans ces conditions, la cure analytique nous permet de concevoir une relation entièrement conforme à la loi et sans violence. Le sujet en effet y est appelé à un autre rapport au désir et au manque que la névrose. A un changement de ce que j’ai appelé « structure existentiale ». Passage de la névrose à la sublimation. Au lieu d’accuser l’autre de la souffrance présente dans le désir, et d’exercer sur lui la même violence qu’on lui reproche, se confronter au non-sens irréductible et lui donner sens. Au lieu du processus du refoulement, celui de la dénégation. Au lieu du phénomène du symptôme, celui de l’écriture. Disons brièvement que, dans l’écriture, le signifiant du désir qui fait retour est d’abord posé sur la page comme signifiant — c’est la lettre ; puis il est éprouvé comme n’étant pas signifiant en soi, mais simplement du lieu de l’Autre d’où l’on écrit ; et l’acte de l’écriture se poursuit en posant sur la page, dans l’ordre de la pure différence symbolique, cette relation constituante de l’Autre à la lettre ; et cela jusqu’à atteindre une structure close — celle avant tout du quaternaire du désir. La sublimation n’implique donc aucune idéalisation : si l’on peut parler d’anticipation de consistance, c’est uniquement dans l’acte même qui produit la lettre ; le don du sens y passe par les voies de la confrontation au non-sens ; la pulsion enfin n’y est pas dissimulée sous le désir, mais fixée dans son essence de pulsion de mort. C’est ainsi qu’est atteinte la consistance effective de l’imaginaire. Que l’idéal est réalisé. L’Autre produit.

Ce n’est pas bien sûr que la violence puisse être supprimée. La sublimation est une possibilité finie et se produit dans un cadre général névrotique. Et en cela la première conception de Lacan, et les analyses de Freud, gardent toute leur vérité. Mais la relation de la cure ne peut être que sublimation. Du côté de l’analyste, du seul fait de son discours, qui est sublimation en acte (il laisse être le désir, dans l’interprétation). Du côté du sujet qui a à advenir à cette même sublimation et ne reste dans la relation ouverte par le discours analytique que pour autant qu’il effectue le travail de la sublimation. La relation analytique est donc bien relation sans violence, et nous pouvons conclure qu’une relation idéale de droit en général est concevable avec la psychanalyse.

2. Cette relation idéale de droit se réalise dans la cure. Et la cure psychanalytique donne l’essence de tout ce qui dans la vie sociale peut apparaître comme relation de droit. Mais comment est-ce possible si le droit implique la prévisibilité et la maîtrise, au moins négative, du comportement de l’autre, et si le désir est l’imprévisible par excellence ? Le droit n’est-il pas, comme le voulait Freud, la violence continuée ? L’analyste d’abord a le droit. Mais il renonce à son droit, et reconnaît celui du patient, qui a à entrer dans la sublimation. Il lui reconnaît le droit à recevoir sa propre sublimation, sans laquelle le travail analytique ne peut se faire. Mais personne ne peut être le maître de son rapport au désir. Et si le patient veut obtenir effectivement cette sublimation de l’autre et jouir de son droit (et cela vaut pour tous les droits de la vie quotidienne), il ne le peut qu’en reconnaissant à son tour le droit de l’autre, et finalement en renonçant aussi à son propre droit, parce qu’il entre lui-même dans la sublimation. S’il y a donc relation de droit, et reconnaissance réciproque, ce ne peut être que pour autant que ce que chacun reconnaît à l’autre, il y renonce pour lui-même. Nullement comme une fin en soi. Comme un moyen, simplement pour l’autre. C’est ainsi, paradoxalement, que le droit devient effectif.

Que la psychanalyse donne valeur à l’idée même de droit pourrait être contesté. L’idée du droit est au contraire ce dont le patient doit se défaire dans la cure ; Il part de l’idée que l’analyste a le droit pour lui, qu’il est une personne réelle. C’est ce qui résulte du transfert. Et le sujet doit peu à peu renoncer à cette idéalisation. Pour la psychanalyse, il ne saurait y avoir de relation réelle entre des personnes réelles comme sujets de droit. De fondation du droit dans une intersubjectivité. Mais l’idée du droit s’impose. Sans la reconnaissance du droit du patient, le travail analytique est impossible. L’analyste libère le sujet de ce qui l’empêche de sublimer, de l’obligation de jouir. Le droit pour la psychanalyse est essentiel et concerne la jouissance. « C’est bien là qu’est l’essence du droit, dit Lacan, répartir, distribuer ce qu’il en est de la jouissance ». Et plus précisément : « Le droit n’est pas le devoir. Rien ne force personne à jouir, sauf le Surmoi. Le Surmoi, c’est l’impératif de la jouissance : Jouis ! ». Au principe de ce droit reconnu au sujet, qu’y a-t-il alors, sinon l’engagement de l’analyste à sublimer, à ne pas attendre de l’autre une plénitude qu’il ne parviendrait à produire en soi, à ne pas l’accuser de son propre vide ? L’analysant est alors pour l’analyste une personne, mais formelle, non réelle.

Celui qui a un droit d’emblée dans la cure, c’est l’analyste. Tel est le principe du transfert. L’analyste apparaît au sujet comme ce qu’il est, une personne, un sujet de droit. Remarquons que, d’une part, si l’analyste est supposé savoir, c’est parce qu’il sait. Parler de sujet supposé savoir, ce n’est pas dire que le savoir est supposé, mais qu’un sujet est supposé au savoir réel. L’analyste sait parce qu’il a fait exister l’Autre en advenant au discours psychanalytique, qui est sublimation en acte, écriture d’un savoir soutenant la parole interprétative comme présence laissée être du désir. Si, d’autre part, on parle précisément de « personne », c’est parce que l’analyste incarne, par ses traits et comportements particuliers, ce savoir et cette écriture. Parce que son savoir n’est pas un savoir abstrait, mais un vrai savoir dont l’articulation est présente à même les « traits » de comportement individuel et le visage. En ce sens Hegel ne définit qu’une personne vide lorsqu’il dit que la personnalité, c’est la « simple relation consciente de soi, quoique sans contenu, [d’une volonté libre pour soi] avec sa propre individualité ». Personne vide, sans véritable « personnalité », à la différence de l’analyste dont la présence « en personne » est essentielle à la cure. Ses traits composent le masque, la per-sona. Visage impassible de qui n’a pas besoin d’être aimé sur l’instant. Surface où s’accomplit le travail de l’écriture et qui semble conférer une « intériorité » à la personne, jusqu’à l’émergence de la parole interprétative qui vient sonner à travers le masque. Visage de personne enfin, au sens négatif du terme, parce que l’individualité des traits se confond avec l’universalité du savoir.

Mais le travail analytique va consister à se défaire de cette image, de l’analyste comme personne. A séparer l’écriture du savoir d’un côté, les traits individuels de l’autre, lesquels constituent précisément le masque. Non pas parce que l’analyste ne saurait pas ou pas assez : il sait absolument et quand il affirme un non-savoir du désir inconscient, ce n’est aucun manque de savoir. Le problème du patient, c’est de prétendre qu’il n’a pas à re-produire le savoir, que le savoir est là et que cela suffit. C’est pour cela qu’il ne veut rien savoir de la finitude de la sublimation de l’analyste, du fait que, finalement, ses traits individuels ne se confondent pas avec ceux du savoir et de la loi. Le travail de la cure conduit le sujet à laisser être en lui le désir pour l’analyste, à renoncer à son besoin d’une personne réelle, à faire tomber le masque fascinant — ce à quoi l’aide le psychanalyste en affirmant qu’il n’y a de sublimation que finie. A l’instant où le désir se dit, l’analyste n’est plus personne pour lui-même, même s’il le reste réellement, mais objet, déchet, chute, d’un désir essentiellement sexuel parce que la sublimation est finie. Le masque tombe, les traits individuels ne sont plus présence garantie de l’esprit. Le sujet est « rentré en soi », s’est arraché à sa perte en l’autre pour supporter en lui le manque.

Le travail cependant, où l’idée du droit s’est effacée, n’est possible que parce que le patient a reçu de l’analyste un droit, a été reconnu comme personne, là même où il ne sublime pas encore. Personne formelle par conséquent. Qui a d ‘abord ce que l’on appelle classiquement des droits personnels, puis aussi des droits réels. Distinction essentielle, dès lors que la liberté est supposée, et non affirmée. Les droits personnels sont ceux qui laissent au sujet un espace pour accomplir effectivement l’acte sublimatoire et advenir comme personne réelle. Il n’a pas obligation de sublimer, mais il le peut. Relèvent des droits personnels la liberté d’expression, la liberté d’enseignement ou de culte. Tout ce qui permet à la sublimation de se préparer et de s’accomplir. Les droits réels sont tout autres. Là même où aucune sublimation ne pourra s’accomplir, et il est certain que ce sera le cas, le droit est reconnu qui marque que l’analyste s’engage à ne pas exercer de violence. Le droit est alors réel parce qu’il porte sur le patient comme objet (c’est la position de déchet à quoi l’identifie d’abord l’analyste dans son désir) et parce que, selon la formule de Lacan pour la sublimation, il « élève cet objet à la dignité de la Chose », de la res. Chose formelle cependant, mais à quoi l’analyste ne touchera pas : pour autant qu’elle relève d’un droit, elle renvoie à la personne formelle comme son « bien » ; C’est la relation de propriété, qui est le droit réel par excellence. Tout droit est aussi accordé à la satisfaction des besoins de cette chose comme corps propre. Tels sont les droits que doit reconnaître l’analyste. Ce qui découle fondamentalement de la psychanalyse pour les droits en général.

Mais si la vérité des droits, c’est que l’analyste s’engage à donner son interprétation, à sublimer, à soutenir le discours analytique comme son propre discours, comment le sujet peut-il obtenir cette sublimation et précisément jouir de son droit ? Il n’est en effet pour l’instant qu’une personne formelle. S’il prend cette situation juridique pour l’idéal, s’il s’en tient à son droit formel et le défend, il est voué à la violence et au crime, et il ne peut jouir de son droit. En cela le droit conduit à la violence. Mais c’est confondre l’Autre et le Surmoi, la loi à inventer, et une loi déjà là au nom de quoi on prétend juger ce qui vient. Pour jouir de son droit, il faut ne pas vouloir son droit, reconnaître celui de l’autre et renoncer même au sien. Alors seulement s’établit une relation de droit effective dans la cure.

Que l’injustice soit ce qui peut immédiatement résulter du droit, c’est ce qui apparaît d’abord dès lors qu’on s’en tient à son droit. Car la propriété reconnue comme un droit constitutif de la personne ne saurait se limiter. On peut toujours imaginer de nouveaux besoins à satisfaire pour garantir pleinement l’existence du corps propre. D’où le sentiment pour le sujet que toute possession de l’autre en général est une injustice. Que toute propriété, si ténue soit-elle par rapport au plus riche, est quelque chose qui lui est retiré. Le crime est alors le résultat nécessaire du désir illimité d’appropriation. Contradiction pure du droit où on oublie que le droit de propriété vient de l’Autre, et que l’éliminer, c’est détruire le droit lui-même.

Cette contradiction est-elle indépassable ? Ce serait confondre l’Autre et le Surmoi, dont la psychanalyse a montré qu’il est, comme apparente « conscience morale », au principe du crime. Il est certain que la cure analytique, dont le point de départ est hystérique — là où le sujet constitue la fonction de l’Idéal du moi —, a comme achoppement l’obsession et la figure du Surmoi. Comment advient-elle ? C’est quand le sujet se dit qu’il a des droits, quand il est reconnu comme représentant de la loi. Quand il pense qu’on lui doit quelque chose (ou plus généralement que quelqu’un doit quelque chose à un autre). L’obsessionalisation marque alors le refus de sublimer ou de sublimer plus. La loi est là, elle exige d’être respectée. Tel est le Surmoi. C’est le refus de l’Autre, ou l’Autre comme refusé. Un symptôme. Loi à laquelle on se soumet soi-même et veut soumettre les autres. Le Surmoi n’est pas l’Autre ; c’est une loi organisant le monde comme totalité exclusive, donnant à l’avance le sens de ce qui adviendra, le bon sens. Ce n’est pas non plus l’Idéal du moi. Parce que la maîtrise n’est pas en l’autre, à faire sienne. Elle est là. Le bien est possédé, il faut en jouir. L’Idéal du moi est ce qui interdit. Le Surmoi est ce qui défend. On s’interdit quelque chose pour devenir conforme à l’idéal. On se défend d’avoir fait ou de faire telle chose pour se défendre tout court. Pour protéger son trésor. Mais, à vouloir jouir de sa chose ainsi, parce qu’on y tient, parce que c’est son bien, on se heurte à l’impossible. « Défendre ses biens, c’est se défendre d’en jouir », dit Lacan dans L’éthique. Et de cette impossibilité de jouir on fait un nouveau reproche à l’autre. On accuse maintenant l’impuissance du droit. Mais c’est qu’on a abusé du droit, pour avoir le droit de haïr, de priver l’autre. Le fantasme d’impuissance du droit, c’est la perversion de l’obsessionnel, le narcissisme de la mère qui ne veut pas donner sa jouissance.

Pour jouir de son droit et pouvoir obtenir le don de l’autre, il faut renoncer à l’idée qu’on a le droit. D’abord formellement dans l’échange. L’échange marque l’entrée dans la sublimation, la première acceptation du désir dans le rapport à l’autre. On veut ce qu’il a. Sur fond de quoi se produit une double reconnaissance, explicite dans le contrat. D’une part du droit de l’autre sur ce qu’il possède — et donc de son caractère de personne formelle. D’autre part de son droit sur ce que soi-même on possède. Là se situe le premier renoncement, encore formel, au droit. La chose est alors déterminée comme équivalente à une autre, et cette équivalence exprimée dans l’argent. Dans l’argent le droit de l’autre est à l’avance inscrit. Il est le symbolique. Pure valeur d’échange sans valeur d’usage. La liquidité, contre le solide des « biens au soleil », de la propriété. Pour la psychanalyse, place éminente doit être donnée au commerce où s’effectue l’échange et où circule l’argent. Non à l’auto-suffisance du producteur qui satisfait ses besoins. A la production tournée vers l’usage et la jouissance immédiate. Contre la rente féodale, l’importance historique et économique du capitalisme, Marx l’a montré, réside dans la circulation de l’argent.

Mais l’échange ne suffit pas pour jouir de son droit, et précisément dans la cure obtenir l’interprétation de l’analyste. Le droit lui-même est encore un obstacle. On ne peut d’aucune manière s’assurer l’interprétation. Pour pouvoir l’espérer, il faut renoncer à son droit en même temps qu’on reconnaît celui de l’autre. Renoncer à faire agir ce qui en lui serait de l’ordre du Surmoi (un « Tu dois interpréter ! »). Renoncer à sa personne. « Payer de sa personne ». Ce qu’a fait l’analyste, le faire à son tour. Et, en même temps, offrir ce renoncement à l’autre. Ce qui se caractérise comme dépense. Dans l’acte de la dépense les biens dépensés sont argent, monnaie, mais la valeur d’échange même s’efface, devient sans valeur. N’est-ce dans aucun sens ? « Il n’y a pas d’autre bien, dit Lacan, que ce qui peu servir à payer le prix pour l’accès au désir ». Le renoncement qui offre est dans la dépense don, et cet effacement de la valeur crée une autre valeur. Moment de la pleine acceptation du désir dans le rapport à l’autre. L’autre auquel on offre le renoncement à ses biens et ses droits n’est plus simplement une personne formelle, mais la Chose elle-même, l’objet primordial du désir fixé dans sa dignité de Chose impossédable. On dépense tous les objets qu’on a pour l’autre et pour lui montrer quel Bien il est au-delà de tous les biens. Dépense d’esprit dans la cure, au-delà de toute propriété intellectuelle. Dans la vie économique, c’est la dépense de la force de travail, qui crée de la valeur, qui produit sur les valeurs d’échange un effet de plus-value, selon le mot de Marx. La dépense est l’acte éthique par excellence, qui fonde le droit. Acte de la personne réelle qui laisse être l’autre aussi comme personne réelle. C’est par cet acte que la relation de droit est effectivement réalisée.

La relation idéale de droit que la psychanalyse réalise dans la cure peut-elle être étendue à la société tout entière ? L’idéal politique d’une société de droit, sans violence sociale, est-il réalisable avec la psychanalyse ? Montrons en premier lieu que la psychanalyse rend concevable une société de droit. Parce que son seul avènement dans le monde social rompt avec l’organisation traditionnelle de la société vouée à la violence sacrificielle, et ouvre l’histoire. Et en second lieu que c’est la philosophie qui réalise effectivement la société de droit et accomplit l’acte politique, en fixant dans les institutions la rupture qu’est la psychanalyse.

1. Si l’on peut parler d’histoire, c’est uniquement pour autant qu’on peut déterminer une rupture véritable dans l’organisation du monde social, et que cette rupture conduit à une société plus conforme à la justice. L’histoire doit avoir un sens. Mais cela n’est-il pas contradictoire avec la psychanalyse ? Lacan parle de l’histoire comme de « cette chose qu’[il] déteste pour les meilleures raison », parce qu’elle « est précisément faite pour nous donner l’idée qu’elle est un sens quelconque ». La psychanalyse n’affirme-t-elle pas une sublimation purement finie, et donc l’indépassable de la violence ? Mais, justement, cette finitude est ce qui n’est pas dit dans les sociétés traditionnelles vouées à la violence sacrificielle. La psychanalyse, en disant la sublimation finie, introduit à un autre monde social. Bien loin de contredire l’histoire, elle est l’essence de la rupture historique. « S’il y a des choses qui appartiennent à l’histoire, en vient à dire Lacan, ce sont des choses de l’ordre de la psychanalyse ».

Le monde social avec lequel rompt la psychanalyse est ce que j’appellerai le « monde traditionnel ». Il peut apparaître comme la société harmonieuse par excellence. La loi qui y règle les comportements de chacun est stable et évidente. Et chacun y accède effectivement à la jouissance de ses droits et à la maîtrise de son savoir-être. Mais un tel monde social harmonieux ne peut être fondé pour la psychanalyse que sur le rapport de fascination, par quoi se dissimulent le manque et le non-sens inéluctables. La violence sacrificielle est ce qui fixe socialement le rapport de fascination et fait tenir cette figure d’harmonie.

Le monde traditionnel est un monde qui se donne et peut nous apparaître comme sans faille. On y ignore le doute, l’incertitude, le désordre des sociétés historiques. Chacun, en fonction de son rang, de son âge, de son sexe, peut savoir à l’avance ce qu’il devra faire ou dire en telle circonstance. L’ethnologie contemporaine a montré la rigueur structurale qui ordonne comportements et discours dans les sociétés primitives. Il s’agit là précisément de sublimation et d’écriture. Dans toutes les productions de la « pensée symbolique » advient à l’écriture la vérité partielle du désir, la structure quaternaire fondamentale. La métaphore paternelle y est mise en acte. Et il semble même que l’homme s’y confronte au réel de la sublimation comme sublimation finie. La détermination sexuelle, au lieu d’être mise au second plan comme dans le discours de la science et les sociétés historiques en général, y est étendue à l’univers entier interprété comme unité cosmique d’un principe mâle et d’un principe femelle. La métaphore paternelle fonde alors l’analogie. Et chacun, dans sa détermination la plus concrète, d’homme ou de femme, de vieux ou de jeune, peut y apprendre ce qu’il a à être.

A ce savoir-être le monde traditionnel fait effectivement accéder. Et en cela il pourrait être considéré comme une société idéale de droit. Pas, en lui, de droits formels, qui engendrent la violence. La propriété privée par exemple y est très limitée. Pas de droits qu’on aurait, mais sans parvenir à en jouir. La dépense qui permet de jouir de ses droits est socialement organisée. Ainsi dans l’initiation en général, par la soumission et la souffrance imposées et voulues. Ainsi dans l’exemple célèbre du potlatch décrit par Marcel Mauss où, au-delà de toute obligation juridique formelle, on accède à des droits effectifs (possession des masques traditionnels, « personnes » claniques, esprits des ancêtres) par des destructions spectaculaires, par ce que Mauss appelle des « dépenses somptuaires de pur prestige », c’est-à-dire de pures dépenses.

Mais pour la psychanalyse, la totalité accomplie et exclusive du monde traditionnel, et en général de tout le monde, ne peut être qu’une illusion qui dissimule le manque essentiel. C’est ce qui se produit dans l’interprétation de la métaphore, lieu même du manque, comme analogie. Au principe de cette illusion d’harmonie, le rapport de fascination qui relie d’un côté le maître, celui qui est déjà entré dans la sublimation et donne son désir, et de l’autre le fasciné qui, devant ce désir, et pour fuir le manque qu’il inflige, s’offre lui-même comme objet. Complémentation illusoire du fantasme : le sujet désirant d’un côté, et de l’autre ce qu’on croit être l’objet du désir. D’où toutes les hiérarchies du monde traditionnel, classes d’âge, sexes, groupes sociaux divers où, à ceux qui donnent leur désir, ou sont en position de le donner, et fonctionnent comme fétiches, répondent ceux qui s’offrent comme objets, ou sont en position de le faire, et qui jouent le rôle de déchets. Contre l’affirmation fantasmatique de l’unité cosmique du masculin et du féminin, Lacan avance son « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

Le rapport de fascination et l’illusion d’un monde harmonieux ne sauraient cependant être maintenus, et constituer un système social, sans la violence sacrificielle. Le processus de la violence sacrificielle ne peut être expliqué qu’en rappelant la finitude de la sublimation, le besoin d’une sublimation déjà effectuée en l’autre (ce qui se reproduira avec l’analyste). Pour accéder à sa propre sublimation et passer outre à la fascination — et il faut bien que cela advienne, tous ne peuvent pas rester dans la fascination d’un seul —, le fasciné doit dépenser ce qu’il a de plus cher, cet objet fascinant affecté d’un désir. La destruction de l’objet primordial fascinant fait le fond du sacrifice. Mais le fasciné a accédé par là à la sublimation. Et ceux qu’à son tour il fascine — et maintenant, c’est dans la violence même —, et qui s’offrent comme objets, deviennent les victimes du sacrifice comme phénomène social et répétition de la dépense violente originelle. Ils sont mis à la place de la première victime divine. Entourés d’égards, pourvus de privilèges. Restitués dans toute leur puissance fascinante. Mais au moment où la fascination deviendrait trop forte et empêcherait à nouveau toute sublimation dans le groupe social, le sacrifice rétablit la sublimation, et le droit. Ce qu’il y a de fétiche dans le déchet, de fascinant dans le fasciné, doit être détruit brutalement. Le droit et l’ordre dans le monde traditionnel supposent la violence du sacrifice.

Toute société ne peut-elle fonctionner que par le sacrifice ? L’avènement historique de la psychanalyse montre que non. Parmi les discours fondamentaux qui organisent le monde social, la psychanalyse a en propre, dit Lacan, de « ne pas succomber à la fascination du sacrifice ». Elle met en cause le rapport de fascination. Par sa seule thèse de l’épreuve du non-sens, du manque. Mais elle ne peut le dire vraiment, l’établir contre les autres discours, que par le sens, par sa propre consistance de discours. Ce qui requiert ce que j’appellerais une sublimation totale. Une loi absolument juste peut alors être conçue, qui ouvre à une société où chacun peut accéder également au droit. Et sens est donné à l’histoire, non comme lieu d’accomplissement éthique — l’harmonie, la sublimation suffisante, est l’illusion constitutive du système sacrificiel —, mais comme réalisation de la société de droit.

Comment la psychanalyse peut-elle dire le manque, ou encore, comme le précise très rigoureusement Lacan, le réel  « Arriverai-je à vous dire ce qui s’appellerait un bout de réel ? demande-t-il. Pour l’instant on peut dire que Freud n’a fait que du sensé, et que ça m’ôte tout espoir ». Le réel se comprend d’abord à partir du monde, comme défaillance de la vérité où elle avait commencé de se produire. Heurt avec le non-sens. Mais, pour dire le réel, il ne suffit pas de faire apparaître que la loi du monde implique le non-sens et la souffrance. Il faut que cette souffrance elle-même ne reçoive pas de sens, ne se déduise pas de la vérité. Il ne suffit pas de dire la finitude dans le désir, ou l’existence. Il faut montrer la finitude dans le rapport à l’existence. Enoncer la sublimation finie. C’est le propre de la psychanalyse. Les pensées de l’existence, et notamment Heidegger, disent bien la finitude de l’existence, mais elles identifient la finitude de l’existence et celle du rapport à l’existence. La violence sociale est alors indépassable, et elles ne peuvent faire rupture sociale. Freud fait rupture sociale en montrant dans Totem et tabou la haine à l’origine de la loi. Si Lacan dit cependant qu’il n’a fait que du sensé, c’est parce que cette haine semble protéger une jouissance absolue. La mythique jouissance du père primitif. Lacan au-delà de Freud, sa mise en question d’un interdit fondateur, sont, pour ce point du réel, décisifs.

Mais comment dire ce réel, sinon par le sens ? Il faut distinguer l’illusion de sens qui tient à l’idée d’un monde ordonné et suffisant, et d’autre part la consistance effective du sens, en particulier du discours psychanalytique lui-même. Le discours psychanalytique doit être consistant pour pouvoir montrer l’inconsistance des autres discours qui chacun réduisent la faille ; et sa consistance doit être absolue, parce qu’il y a dans les autres discours la consistance partielle de la vérité partielle. Au-delà de la fixation dans l’écriture de la vérité partielle du désir, on est donc amené par la psychanalyse à concevoir une écriture où la vérité partielle soit posée comme telle, à partir d’une vérité totale. D’où l’introduction par Lacan de la théorie du nœud borroméen, qui est l’écriture de cette vérité totale : le quaternaire du désir et du symbolique s’y articule avec le réel et l’imaginaire, selon le ternaire par lequel toute pensée absolue, religieuse ou philosophique, détermine l’être. Sublimation totale, et non plus simplement partielle comme la sublimation qui caractérise la pensée symbolique. Elle ne contredit pas la thèse de la sublimation finie. Elle ne dit pas que l’homme puisse devenir pure sublimation, mais qu’il peut conduire le travail de l’écriture à son terme.

Par la loi absolument juste qu’elle introduit, la psychanalyse nous permet de concevoir une société idéale de droit. Comment caractériser la société de droit à partir de la psychanalyse ? Remarquons d’abord que ce n’est pas une société où l’homme ne connaîtrait pas la violence — insuppressible si la sublimation est finie. La psychanalyse inflige l’évidence du mal irréductible. Freud parlait de peste. Lacan d’épidémie et, à propos du nœud borroméen, de Trinité infernale. C’est une société où il n’y a pas de violence sociale, justifiée par la loi positive. Quels sont alors les droits qui sont conférés ? De la psychanalyse se déduisent d’une part les droits civils qui sont des droits formels — ce qu’on appelle aussi les « droits-libertés »  —, d’autre part les droits politiques dont la réalité effective fonde la validité des « droits-créances ». Le formalisme des droits civils, d’abord. Pour la psychanalyse il ne saurait y avoir de droit à l’accomplissement individuel, au bonheur. Elle ne doit en effet donner à la cure aucune visée de sublimation totale. Poser la sublimation totale comme fin fait l’effet d’une exigence infinie de sublimation. Suffit à la cure la sublimation partielle qui permet de jouer son rôle social. Les droits civils sont des droits formels, parce que rien n’est fait socialement pour en faire jouir effectivement — la psychanalyse exclut l’initiation. La réalité des droits politiques, ensuite. S’il n’y a pas visée de sublimation totale pour la psychanalyse, l’analyste ne peut, sans violence, en exclure la possibilité pour le patient et se la réserver. Il doit la considérer comme une possibilité déjà réalisée. L’analysant doit pouvoir entrer dans le discours analytique et devenir analyste. Il participe alors à l’énonciation de la loi juste. Droit politique que la société de droit donne les moyens d’exercer effectivement, par les droits-créances, et au premier chef le droit à l’enseignement, et qui la caractérise comme démocratie.

Dans ces conditions, l’histoire est concevable avec la psychanalyse. Non comme un finalisme absolu. L’histoire pour la psychanalyse n’est pas le lieu d’un accomplissement éthique de l’homme, comme le veut Hegel. Parler de substantialité éthique, c’est affirmer un droit de l’État ou de l’esprit du monde au-delà du droit formel de l’individu ; c’est en fait prolonger le système sacrificiel où la collectivité est la moralité. La sublimation sociale ne peut pas être suffisante. Le droit n’est pas l’expression de l’esprit d’un peuple. Mais la conception heideggérienne de l’histoire comme une succession d’époques sans sens assignable est également exclue. Certes la sublimation sociale est toujours la même, partielle. Et en cela toute époque de l’histoire peut être dite une époque de l’errance, de manque de la vérité, et de violence. Mais la psychanalyse affirme le droit. Pour elle il y a un finalisme relatif de l’histoire, l’histoire a un sens. Ses époques sont celles d’une progressive détraditionalisation du monde social. Quand la rupture historique apparaît enfin comme elle est dans son essence, c’est-à-dire discours psychanalytique — et cela caractérise le monde contemporain —, la réalisation effective de la société idéale de droit devient possible.

2 – La réalisation effective de la société de droit appartient en propre à la philosophie. C’est elle qui accomplit l’acte politique. En tant que discours qui affirme une sublimation totale au-delà de la sublimation partielle, elle exerce un pouvoir sur la société et lutte victorieusement contre ceux qui défendent l’ordre traditionnel. Mais si elle s’en tenait à ce pouvoir, qui n’est que formel, elle se transformerait en idéologie, qui conduit non au dépassement du système sacrificiel, mais à l’exacerbation de la violence sociale, par exemple dans les totalitarismes contemporains. Parce qu’elle n’est pas simplement un discours, mais aussi la pensée absolue, la sublimation totale qui s’y énonce, la philosophie renonce à son pouvoir en fondant des institutions et établit, sans réduire le conflit des pouvoirs et des discours, la paix dans le monde social.

Penser qu’un pouvoir peut changer quelque chose dans la société n’est-il pas contradictoire avec la psychanalyse ? Le pouvoir caractérise le discours. Or seul le discours psychanalytique exerce un pouvoir effectif sur la société. Mais il n’a d’autre effet politique que de laisser place à la décision libre du sujet, en dehors de tout pouvoir. Il semblerait donc que la psychanalyse rendît vaine l’idée d’un « pouvoir » politique. Mais la sublimation à quoi elle conduit ne peut être qu’une sublimation partielle. La sublimation totale du discours analytique ne peut être la fin que lui-même se donne. Il en résulte l’apparition de pouvoirs, sans doute formels, et qui ne peuvent rien changer au rapport de fascination, mais qui interviennent dans la vie sociale, par la détermination de loi. L’un, en reproduisant sans cesse les conditions de la violence sacrificielle, défend la société traditionnelle et ses hiérarchies. L’autre, dont relève la philosophie comme discours, appelle au contraire à fixer la rupture historique, à produire une loi nouvelle qui soit absolument juste, à accomplir la « révolution ». La lutte de ces deux discours exprime ce que Marx a désigné comme lutte des classes. Et la victoire du second, caractéristique de l’histoire, permet d’envisager, au moins dans la loi, la réalisation de la société de droit. Reprenons maintenant brièvement ces positions en suivant la théorie lacanienne des quatre discours et en insistant à chaque fois, d’une part sur l’impuissance qui selon Lacan appartient à chacun — il précise que c’est « la barrière de la jouissance, à s’y différencier comme disjonction, toujours la même, de sa production à sa vérité », ce qui signifie que tout discours, qui se donne comme ordonnant un monde, rencontre le réel et produit un effet qu’il ne peut maîtriser. D’autre part sur le problème de la consistance — rappelons que le discours psychanalytique établit sa consistance en faisant apparaître l’inconsistance des autres.

Le discours psychanalytique d’abord. Il dit qu’il faut s’affronter au désir, et entrer dans la sublimation, mais qu’elle est une possibilité finie. Discours absolument consistant, par la sublimation totale qui est présente en lui, et qui exerce par là même un pouvoir effectif. La psychanalyse, dit Lacan, c’est ce qui fait vrai. Elle s’impose à tous comme la volonté générale de Rousseau. Elle fait acte, donne la possibilité effective d’accéder à la sublimation à quoi elle appelle. Si l’on doit parler à son propos d’impuissance, ce n’est que pour autant que le signifiant du désir du sujet ne peut pas être prévu (encore que, si dernier reste dans la relation analytique, il doive apparaître). Mais elle ne peut dire la sublimation finie et faire acte qu’en ne posant pas un idéal de sublimation totale, en n’indiquant pas la loi juste à introduire, en renonçant finalement à tout pouvoir politique.

Le discours de l’hystérique ensuite. Il dit qu’il faut aller à son plaisir, ne pas renoncer à la jouissance, ne pas sublimer, qu’il n’y a pas de vérité. Discours sans consistance et sans pouvoir. Parce que pour jouir, il faut qu’il y en ait au moins un qui sublime, un maître qui ait renoncé à sa jouissance et garantisse la fascination. Sans pouvoir, il n’est pas sans effet. Il produit, dans le maître qu’il cherche et finit par trouver, la répétition da sa sublimation partielle et le déploiement de son pouvoir sous forme de science. Ce qui, en permettant un raffinement de la domination, accroît l’absence de pouvoir réel du discours de l’hystérique. C’est, face au discours analytique, le discours de ceux qui ne veulent pas entendre parler du caractère sublimatoire de leur propre sublimation sociale, veulent en rester à l’ordre traditionnel. Mais ne peuvent en assurer eux-mêmes la reproduction.

Vient ensuite le discours du maître. Celui qui dit qu’il faut se soumettre à la loi telle qu’elle est, entrer dans la sublimation traditionnelle, suffisante. Discours sans pouvoir non plus, et sans consistance. Car, s’il appelle à se soumettre à la loi telle qu’elle est et a toujours été, cette loi est violente et se retourne finalement contre l’idée même de la loi. L’effet qu’il produit, c’est alors de faire travailler les dominés, de leur faire offrir comme objet ce qu’ils ont produit par la dépense de leur force de travail dans la sublimation partielle. Discours de l’ « exploitation », avec le consentement de jouissance des dominés. Sans pouvoir réel, il n’est pas sans pouvoir formel. Fonctionnant comme fétiche social, le maître par son discours soutient la sublimation partielle du monde social en la faisant paraître comme la sublimation suffisante. Il ne fait pas acte, mais garantit la loi positive et maintient l’ordre traditionnel.

Enfin le discours universitaire. Il dit qu’il faut devenir un maître, qu’il y a une sublimation totale possible effectivement, au-delà de la sublimation partielle, qu’il faut rompre les chaînes. Discours de l’émancipation, du droit naturel, sans consistance non plus comme discours et sans pouvoir réel. La maîtrise à quoi il appelle existe, par exemple dans les livres auxquels il fait référence, mais en faire un idéal, c’est s’empêcher d’y accéder. Ce que produit le discours universitaire, c’est l’assujettissement. Serait-il alors sans aucun pouvoir ? Comme les deux discours précédents, il ne change rien au rapport de fascination, il ne fait pas acte. Il ne reproduit pas non plus l’ordre traditionnel, comme le fait le discours du maître. Mais il exerce aussi un pouvoir formel, parce qu’il ébranle l’ordre de la société traditionnelle en assujettissant à une autre loi, à l’idée d’une loi absolument juste. La lutte du discours universitaire contre le discours du maître, des clercs, des intellectuels, des syndicalistes, contre les maîtres immédiats de la société, au nom de la liberté et de l’égalité, donne expression et même réalité à la « lutte » des classes. Et l’histoire finalement se caractérise par la victoire du premier sur le second ou, comme le dit Nietzsche, de l’aristocratie sacerdotale sur l’aristocratie guerrière.

Comme la société de droit, rendue concevable par la psychanalyse, peut-elle être effectivement réalisée ? Il faut d’une part établir la loi absolument juste, et d’autre part permettre à chacun de participer à son énonciation. Le discours universitaire se donne ces deux objectifs, et son pouvoir l’emporte dans le monde social. Mais, s’il s’en tient à ce pouvoir qui n’est que formel et veut réaliser par lui-même la société de droit, il se heurte à son impuissance. Ce qui conduit au déchaînement de la violence sociale dans la terreur et l’extermination. La politique est-elle alors condamnée à l’impuissance et à la violence ? On doit distinguer ici philosophie et idéologie. Si la philosophie comme l’idéologie s’énonce dans le discours universitaire, la philosophie a en propre de donner vérité au fait même de la question, de se rapporter essentiellement à son Autre, et de renoncer à son pouvoir. Mais c’est la psychanalyse qui incarne la question dans le monde social. Laissant être la faille de la question, la philosophie permet à chacun de participer à l’énonciation de la loi ; donnant vérité à cette question qui est la psychanalyse, et qui est elle-même vérité et savoir effectifs, la philosophie énonce la loi absolument juste. Ainsi s’accomplit l’acte politique.

Que l’extrême de la violence sociale soit le résultat du désir politique de mettre fin à la violence sacrificielle et d’établir la loi absolument juste, l’histoire contemporaine l’a suffisamment montré. Si le discours universitaire qui l’emporte dans l’histoire veut exercer sans partage un pouvoir qui est pouvoir du meilleur et réaliser par lui-même la loi juste qu’il affirme, il conduit au pire. Car il n’est, comme discours, le lieu d’aucune sublimation. Sa loi n’est que formellement juste, et réengendre sans cesse la violence. La mise en question qu’elle suscite nécessairement apparaît finalement au discours universitaire devenu pouvoir totalitaire comme la seule cause du mal qui se maintient, la seule contradiction à la loi pure du Bien. D’où la terreur et l’extermination, qui reproduisent la violence sociale du sacrifice, mais sans la sacralité qui la caractérisait, puisque la loi elle-même doit rester pure de toute violence.

Doit-on alors dénoncer toute perspective politique ? Il faut ici opposer le discours universitaire comme pur discours exerçant son pouvoir formel, c’est-à-dire l’idéologie, et la philosophie. L’une comme l’autre visent à un discours absolument cohérent à partir d’un principe premier et relèvent du discours universitaire. Mais la sublimation totale, prétendue dans l’idéologie, est effective dans la philosophie. L’idéologie a prévu toutes les réponses aux questions de l’autre, lorsque la mise en question en vient à porter sur le principe — ce qu’on peut appeler son mythe fondamental —, elle rejette du côté du mal ceux qui ne l’approuvent pas et menacent la consistance exclusive de son monde. La philosophie au contraire est d’abord et essentiellement questionnement. Elle donne à la faille de la question un droit et une vérité indépassables. Sans doute vise-t-elle une vérité totale qui apporte réponse à la question, mais cette vérité totale ne saurait effacer l’acte de la question qui, comme question de l’être, passe au-delà de l’évidence du monde et de l’étant. A la différence du principe formel de l’idéologie qui est une valeur (la pureté de la race, la classe ouvrière), l’un de l’être pour la philosophie est déterminé dans le langage, et il est donc articulable, lieu de démonstration et d’analyse structurale. C’est l’un du ternaire fondamental du temps qui se retrouve dans le nœud borroméen. Et le savoir auquel parvient la philosophie est le même que celui de la psychanalyse, sauf que la philosophie en pose la vérité totale alors que la psychanalyse la tait.

La philosophie réalise la société de droit parce qu’elle renonce à son pouvoir de discours. D’abord formellement, comme volonté de société véritable. Elle reconnaît l’autre pouvoir. A l’autorité propre au discours du maître, elle associe la légitimité qui ne peut venir que d’elle-même. Equilibre des pouvoirs qui est au fondement du pacte social et qui s’exprime dans les institutions, au premier chef dans celle de l’État. La société se caractérise par la puissance. Ce qui était impossible au discours universitaire comme pouvoir formel devient possible pour la philosophie comme volonté de société. La loi juste qu’elle détermine pourra être acceptée et énoncée par tous. Au-delà des critiques qu’elle peut adresser à telle institution, la philosophie, à la différence de l’idéologie, veut l’institution comme telle. Car c’est en elle qu’elle fixe la rupture historique qu’est la psychanalyse et qui incarne la question dans le monde social. La volonté de société marque pour la philosophie l’entrée dans la sublimation totale ; elle fait apparaître le caractère partiel de la sublimation sociale, son besoin de légitimation.

Pour réaliser la société de droit, il ne suffit cependant pas à la philosophie de vouloir la société. Il lui faut renoncer réellement à son pouvoir, et à toute idée de rupture. Car la sublimation sociale ne peut être que partielle. Elle ne peut donc advenir comme loi absolument juste que si la sublimation partielle est montrée comme étant en réalité sublimation totale qui ne se disait pas comme telle. C’est ce qui se passe avec la psychanalyse, et la philosophie suppose en toute forme de sublimation partielle la même implication du symbolique dans l’imaginaire, de la vérité partielle dans la vérité totale. Renonçant à son pouvoir et consentant à celui de l’autre, la philosophie est alors non plus volonté de société, mais volonté de communauté. L’essentiel dans le pacte devient l’alliance. Les institutions qu’elle fonde ne valent plus que pour elles-mêmes, et nullement pour quelque fin qu’elles permettraient de réaliser. Leur puissance même s’efface, et il semble que tout acte politique devienne impossible. Mais le renoncement qui consent est, dans la volonté de communauté, abandon. Et l’effacement de la puissance crée une autre puissance, absolue. Présente dans la psychanalyse, mais aussi dans toute forme de sublimation partielle, c’est la puissance du sacré. Sublimation totale se désaccomplissant pour laisser place à la rencontre. Chose s’écartelant et posant l’Autre. Féminité qui est la présence du divin et à quoi la philosophie accède pour elle-même en renonçant à son pouvoir. La volonté de communauté est alors l’acte religieux par excellence, qui fonde la politique. Allée jusqu’à l’extrême de la quête humaine de la maîtrise, la philosophie marque l’impuissance essentielle de l’homme. Déclaration d’impuissance, comme le dit Blanchot dans La communauté inavouable, et qui désensorcèle de toute maîtrise humaine. Par là est ébranlé réellement le principe de la violence sacrificielle, soit la fascination. Ce n’est pas en voulant que la justice soit forte, et l’idéal réel, que la philosophie accomplit l’acte politique, mais en affirmant que le réel est idéal, la force juste, ou encore selon le mot de Proudhon, que « le droit, c’est la force ». Ce qui fascine l’homme, ce n’est pas la force, mais la justice. Mise en cause individuellement par la psychanalyse au niveau de son acte (mais celle-ci ne peut dire la vérité totale qu’elle contemple dans le patient comme Chose), la fascination est mise en cause socialement par la philosophie, par la contemplation dont elle témoigne dans le discours, de la vérité totale de la Chose divine — sacré en deçà de tout sacrificiel et qui n’implique plus aucune part sociale maudite.